Deux ans, jour pour jour. Comme aujourd'hui, il faisait beau, mais sans cette musique de printemps et ce cantique insaisissable des oiseaux migrateurs qui vient de très loin. Ce jour-là, le téléphone sonna deux fois. A la troisième, j'avais déjà le combiné dans la main droite. J'ai un flair spécifique pour les téléphones non ordinaires, pour ne pas dire les mauvaises nouvelles. Au bout du fil, il y avait Mokhtar Bendiab, ami et directeur du Centre culturel algérien. Il prononça difficilement ces mots : Waciny, tu es au courant ? De quoi ? répliquai-je. Si Mohammed (il l'appelait ainsi) est mort. Il faut qu'on soit présent à côté de sa famille. C'est notre devoir. Puis c'est au tour de Sabiha Benmansour qui appela, cachant difficilement sa tristesse, puis de Brahim Seddiki, responsable de l'information à l'ENTV, pour vérifier l'authenticité de l'information qu'il venait de recevoir. Et tout passa vite comme un brouillard matinal. Dib était déjà parti. Le soir, en Algérie, on commenta à la une du JT la disparition brutale de Dib en présence d'une écrivain qui commença son intervention par cette phrase juste et forte : « Ce n'est pas la maladie qui a eu raison de Dib. Dib est mort de l'oubli. De l'amour d'une terre absente. » La réplique ne se pas fit pas attendre. Le lendemain, un chien de garde bien dressé contre la pensée libre est passé à l'antenne, sur sa demande, et à la même heure, pour démentir ce qui a été dit par l'écrivain invitée la veille et que ce qui est arrivé à Dib émanait d'un choix personnel. C'est Dib lui-même qui a toujours refusé de coopérer avec les institutions culturelles, insista-t-il. Et comme pour bien plaire et mériter les caresses du maître, il ajouta : « Dib a toujours décliné les invitations. Bien sûr, sans le moindre mot sur les causes de ses refus répétés. » Les plus proches savaient bien que Dib était malade depuis des mois, mais personne ne pensait à la mort. Rares sont les amis qui lui rendaient visite. La nouvelle qui avait circulé la semaine d'avant laissait prévoir un rétablissement de Dib après sa chute qui lui a été, malheureusement, fatale. Il est parti tout simplement, dans le silence et l'oubli. Pourtant, ce matin de mai, il faisait beau. Une des rares beautés printanières à Paris, mais le cœur n'y était plus. Le dernier des grands écrivains fondateurs du nouveau roman francophone manquait déjà à sa famille, à ses amis et à la littérature algérienne et universelle. Il est parti sans laisser de recommandations concernant son enterrement. Une liberté totale à sa famille. Ce qui était sûr, c'est qu'il voulait être prêt de ses filles et de sa petite famille qui a vécu cet isolement avec lui dans la solitude sans fin. Dib est parti avec une faim de loup de sa terre natale. Il sentait fort l'humus de la terre qui venait de ses entrailles. Le vieux train vert qui allait de la gare Saint-Lazare en direction de Lacelle Saint-Cloud sentait un certain vide. Les voyageurs, ce matin-là, ne se bousculaient guère. La banlieue lointaine L. St-Cloud est une belle région avec une petite gare digne qui rappelle des vieilles gares que le temps n'est pas arrivé à effacer. Dans le train, j'ai reconnu quelques visages tristes et serrés d'amis avec qui Dib avait partagé une soirée, un café fait par ses soins ou tout simplement quelques mots furtifs, mais profonds. Après une heure d'attente, la dépouille de Dib arriva au petit cimetière chrétien de ce faubourg. Il fut enterré à côté de la tombe d'un Kabyle, mort lui aussi en terre d'exil. Une présence qui allégerait le poids de l'absence de tout un pays. Je me suis vite remémoré la disparition de Rabah Belamri, mort lui aussi dans un silence injuste, et si ce n'était pas sa femme Yvonne qui l'avait enterré dans le carré familial, il serait resté dans la morgue avant de devenir un sujet d'expériences hospitalières. Bougaâ qui l'a vu naître était loin. Loin aussi était la terre algérienne toujours absorbée par autre chose qui ne dit jamais son nom. Dans le petit cimetière, j'ai entendu dire que l'Algérie était prête à affréter un avion spécial pour transporter la dépouille de Dib vers sa terre natale. Je crois sincèrement que Mohammed Dib n'avait pas besoin de toute cette façade, il avait juste besoin que son pays se rappelle de son existence, et surtout de son vivant. Une reconnaissance officielle de l'Etat algérien assortie d'un athir ou d'une autre grande distinction digne de ce nom, l'aurait certainement réconcilié avec sa terre qu'il n'a jamais oubliée. Qu'est-ce que cela aurait coûté à l'Algérie, un billet d'avion et une ou deux nuits d'hôtel ? Absolument rien. Bizarre, c'est toujours la même chose : la sacralisation de la mort. Deux ans avant sa mort, on avait avancé dans le cadre de la commission de préparation du salon du livre la proposition de rendre hommage à Dib. La proposition fut applaudit, sans plus. Le lendemain, tout était redevenu de l'histoire ancienne. Du vent, comme à chaque occasion. Soudain, on décida de lui rendre hommage, mais juste après sa mort. On voyait le visage de Dib imprimé sur des sachets bourrés de livres, et les noms de ses livres ornaient les allées du salon du livre : allée de la grande maison, allée de l'incendie... allée du métier à tisser... Une belle trouvaille, mais qui n'avait aucun impact sur le processus de reconnaissance de l'écrivain. Certaines mauvaises langues disent qu'ils avaient même vu Ali Belhadj se balader dans le salon avec un de ces sachets à la main. Pas un roman de Dib n'a été traduit à l'occasion, pourtant l'ANEP était généreuse en rééditant toute l'œuvre traduite d'Amine Maalouf, qui n'avait d'ailleurs pas besoin de nous puisque Dar Al Farabi avait fait le grand travail de traduction. Pourquoi n'a-t-on pas fait de même avec Dib ? Un grand service qui aurait comblé un gouffre. Jusqu'à aujourd'hui, l'œuvre de Dib attend cette main généreuse qui mettra à la portée de tout le monde les écrits de Dib en français et en arabe, comme cela a été le cas avec Maalouf. Il est difficile de cacher le désintérêt des responsables des hautes sphères pour un écrivain de cette trempe. Même un certain complexe inexplicable, puisque au fond irraisonnable. Un écrivain ça se préserve. On n'a pas toujours des hommes de cette qualité. Dans des siècles, on ne verra qu'un Dib, qu'un Kateb Yacine, qu'un Réda Houhou. C'est une chance de les avoir, pourquoi les laisser partir dans le silence de la solitude ? Oui, Dib est parti dans le silence, quitte à réveiller la haine de quelques sbires et chiens de garde. Et dire qu'on a toujours imaginé tout un peuple en Algérie suivre la dépouille de Dib, puisqu'il faisait désormais partie intégrante de la mémoire collective. Retour à l'évidence, ceux qui avaient accompagné Dib ce jour-là à sa dernière demeure se comptaient sur les doigts d'une main. Zineb Benali, Habib Tengour, qui a eu l'aimable réflexe de demander aux amis de Dib de lire la « Fatiha » avant l'enterrement, Mourad Yelles, Zineb Laouedj, Colette, sa femme, et ses enfants, Son Excellence l'ambassadeur d'Algérie en France, Sabiha Benmansour, Hervé Bourges, la responsable de l'année de l'Algérie en France, feu Jean Pélégri et quelques amis français. La vie de Dib est un périple difficile avec des zones d'ombre, comme tous les grands hommes publics. Il mérite une biographie courageuse et neutre parce que Dib est un patrimoine universel. Sa vie, de Tlemcen, qui a vu sa naissance, à Paris, terre fertile d'accueil, à la Finlande, qui a marqué une partie de sa vie et donné naissance à plusieurs romans d'une tendresse inégalée (la trilogie du Nord et autres). Dib a beaucoup écrit. C'est l'un des écrivains les plus réguliers. Son dernier roman Simorgh retrace la dimension mystique et soufie de Dib à la fin de sa vie. Il n'a jamais perdu sa clarté. Il est resté lucide et attaché à cette terre qui l'a vu naître dans les moments les plus durs et il n'a jamais accepté de lui tourner le dos jusqu'à sa mort. Ceux qui ne connaissent pas Dib, qu'ils lisent ses romans, ils verront facilement cet amour fatal qui l'a réduit au grand silence de l'infini : la mort.