Lorsqu'à propos du four à chaux d'Héliopolis transformé en four crématoire, nous leur disons qu'il y en a qui en doutent, certains témoins rescapés des massacres du 8 mai 1945, qui d'ailleurs en ont réchappé in extremis, esquissent d'abord une sorte de sourire énigmatique, comme s'ils n'ont pas compris la question. Puis, la souffrance ravinant leur visage, ils commencent à parler, irrités qu'ils sont par le fait que 60 ans après cet innommable génocide, on leur sort une grande trouvaille ! Pour eux, il y avait eu tellement de morts que depuis on répète automatiquement cette phrase : « Celui qui n'est pas mort le 8 mai 1945, ne mourra jamais ! » Salah Oubad se souvient d'avoir à lui seul « enterré 450 cadavres tout autour de la ville, dans sept lieux : la carrière d'El Hadj M'barek, Kef El Boumba, les deux côtés du petit pont de Millésimo (Belkheir), sur la route de Gounod (Aïn Larbi), sur la route de Sedrata, le long des rails où l'on enterrait, après les avoir exécutés, les voyageurs des trains arrivant de Tunis ou d'Alger ». On les jetait dans des fosses communes, puis on les saupoudrait de chaux, et enfin on damait le sol. Terrible ! Hamed Tadjine, 96 ans, indépendantiste de la première heure, avait participé à la manifestation du 8 mai 1945. Honnête, il dit dans son témoignage qu'il n'a dû son salut que grâce à la clémence d'un policier juif, oui, juif ! On ne peut être aussi probe ni aussi correct. Voilà ce qu'il dit à propos du four à chaux : « Mon gendre, qui travaillait dans les Ponts et Chaussées, me transmettra le fait que dans les camions, qui servaient au transport des gens qu'on arrêtait, il y avait des traces de sang. Cela s'explique par le fait qu'après qu'on avait abattu les gens, on les transportait de nouveau pour les emmener au four à chaux de Lavie, d'autant plus qu'on avait entendu parler de la venue d'une commission d'enquête. Pas de traces des massacres ! » Un autre témoin nous dira : « Si on n'a pas utilisé le four à chaux de Marcel Lavie comme four crématoire, on n'a qu'à nous rendre nos morts pour qu'on les réinhume selon nos croyances et nos traditions, où qu'on nous oriente sur le lieu exact où ils sont enterrés. » D'autres témoins diront que « la commission d'enquête du général Tubert n'a vu que du feu, n'ayant, semble-t-il, même pas parlé de ces massacres d'Algériens ». Evoquant cette commission, l'un d'eux a préféré nous citer un adage populaire : « Qui est ton témoin, chat ? Ma queue, répond-il. » Pour un autre, « on ne veut pas croire les témoins ? La chose est très simple, il suffit d'analyser les cendres qui restent toujours au four. On doit croire quand même à la science. » Selon Saci Benhamla, président de l'Association du 8 mai 45 de la wilaya de Guelma, à sa connaissance, de ces milliers de morts, un seul a été inhumé dignement dans un cimetière, celui d'El Hadj M'barek, grâce à la diligence des frères du défunt ; il s'agit de Mohamed Regui, propriétaire (marié à une Européenne), abattu en pleine place publique. Sur l'épitaphe, il écrit : « Mohamed Regui, décédé le 8 mai 45. » Par ailleurs, dans le n° 12 du 9 juin 1945 de Les Echos de Guelma, un entrefilet fait ressortir qu' « une délégation de la population de Guelma ayant à sa tête M. Maubert, maire de la ville, s'est rendue le 29 mai à la sous-préfecture pour remettre à M. le sous-préfet Achiary une adresse de sympathie signée par 850 chefs de famille de Guelma et de sa région, (...) lui exprimant la reconnaissance inaltérable de ses administrés pour sa magnifique attitude pendant les journées d'émeutes ainsi que leur attachement à sa personne ». Suit le contenu d'un « télégramme portant mention de cette adresse de sympathie (qui) a été d'autre part adressé au général de Gaulle ». L'on se demande pourquoi André Achiary avait besoin de ce soutien, s'il n'avait pas quelque chose à se reprocher, si on ne le lui reprochait pas ?