Les Américains, qui ont, comme on le sait, les moyens de capter le moindre fourmillement sur notre bonne terre, tombent un jour sur un renseignement non négligeable, concernant l'un des pays pointés du doigt sur l'axe du mal : l'Iran. En un temps où ce pays s'appelait encore la Perse, un homme y avait vu le jour. Cet homme s'appelait Hassan Sabbah et avait fondé une secte dite des Assassins, au nom de l'Islam. Ces faits dataient de longtemps, mais la piste valait la peine d'être filée dans une période de vaches maigres. Du terrorisme islamiste en Iran ! C'était de l'eau bénite par temps de sécheresse d'arguments, une veine encore petite, mais, si l'on savait s'y prendre, elle pourrait se gonfler d'un sang neuf, devenir aussi nourrissante que les armes de destruction massive qui risquaient de faire long feu, très long feu, jusqu'à extinction des torchères prolifiques et pétrolifères. Des experts en tout genre sont mis à contribution. On fouille dans l'histoire officielle de la Perse, dans les registres d'état civil des communes, dans les dossiers d'inscription des élèves des écoles primaires, secondaires et même au-delà, puisqu'en ce temps-là, l'apprentissage scolaire de qualité était chose courante. Le dossier grossit, et l'on finit par recomposer la trame générale de l'existence de cet assassin dont le seul nom, à peine prononcé, avait réussi à faire trembler son petit monde, en l'absence de CNN et autres médias pourvoyeurs en diables hirsutes qui surgiront, plus tard, de la boîte noire pour peupler une longue nuit de cauchemar international, utile et durable. Hassan Sabbah avait été un étudiant brillant. Vers l'an 1092 de l'ère chrétienne, il fréquentait la célèbre médersa de Nichapour, dans le Khorassan, au nord-est de l'Iran, à la frontière de l'Ouzbékistan. Hassan Sabbah s'était lié d'amitié avec deux de ses condisciples, aussi doués que lui : Abul Kassem et Omar Khayyam. Ni le caractère ni les opinions de ces trois garçons ne se ressemblaient, mais le sort commun d'une jeunesse studieuse les avait si bien rapprochés qu'un jour, l'un des trois - on suppose que c'est le dénommé Omar Khayyam - s'avisa un jour de plaisanter en proposant à ses camarades une sorte de pacte sacré, en prévision d'un avenir incertain : si la fortune devait favoriser l'un d'entre eux, celui-là devrait venir en aide aux deux autres en partageant avec eux les bienfaits de son destin. Plaisanterie puérile ? Oh que non ! s'écrièrent les deux autres. Et aussitôt, les trois amis se donnèrent la main, en disant que l'idée était excellente, jurant d'être fidèles à leur engagement. Appliqués à leurs études, à égalité de réussite, les trois amis pouvaient prétendre tous trois aux dignités les plus élevées, à égalité de chance. Mais l'histoire des hommes qui s'accommode un peu du hasard, mais préfère s'en remettre au déterminisme du caractère et du milieu, ne donna pas aux trois jeunes gens ce qu'ils étaient en droit d'espérer, sans doute pour permettre la réalisation du pacte et vérifier que parole de jeunesse ne passe pas avec le mauvais temps et la bonne fortune. C'est Abul Kassem qui réussit le premier et le mieux. Ambitieux et positif, l'homme parvint à se faire connaître à la cour d'Arp Arslan, deuxième roi de la dynastie des Seldjoukides, et ne tarda pas à devenir secrétaire particulier du monarque, puis sous-secrétaire d'Etat et enfin « sèdr azèm », c'est-à-dire Premier ministre, un Premier ministre dont les exceptionnelles qualités lui valurent le titre honorifique de « Nizam el Moulk », c'est-à-dire « régulateur de l'empire ». Notre homme était arrivé à l'apogée de sa puissance. L'heure était venue pour ses deux amis de lui rappeler leur accord de collégiens. Le premier, Hassan Sabbah, aussi ambitieux et positif que le régulateur d'empire, demanda une place à la cour, qu'il obtint sur le champ. Et sans perdre de temps, il se mit à l'ouvrage, en s'appliquant à courtiser habilement le monarque pour en capter les bonnes grâces. Il croyait que son heure était arrivée, mais son ami Abul Kassem n'avait rien perdu de sa positivité. Hassan Sabbah fut chassé de la cour et jura de se venger. Il fit tuer son ami régulateur d'empire en octobre 1092 par un « fidawi », l'un des nombreux assassins qu'il avait formés et embrigadés dans sa forteresse privée. Hassan Sabbah, ambitieux et plus positif que jamais, avait réussi sa propre carrière, en devenant le grand maître d'Alamout, l'organisation terroriste qui menaça, en son cœur et pendant des années, le régime des Seldjoukides. A ce jeu-là, Hassan Sabbah finira par perdre la vie en défendant sa citadelle désormais en ruines. Le troisième garçon avait un tempérament plus doux et plus modeste. Lorsque le régulateur de l'empire lui demanda ce qu'il voulait, Omar Khayyam répondit : « Je ne te demande que la jouissance des revenus du village qui m'a vu naître. Je suis derviche et n'ai pas d'ambition ; si tu accèdes à ma requête, je pourrai, sous le toit paternel, cultiver paisiblement la poésie qui ravit mon âme, et me livrer à la contemplation du Créateur, où se plaît mon esprit. » Loin des entraves du monde et du pouvoir, Omar Khayyam cultiva son jardin de vignes et sa poésie, toute sa vie. Il vécut suffisamment longtemps pour consigner les élans de son cœur et de son âme dans ses Roubaïates, seul document écrit rescapé de l'histoire de Hassan Sabbah, l'assassin à la descendance féconde. A l'heure où je vous parle, les experts américains planchent encore sur ce manuscrit qui se présente sous la forme de quatrains, dont les numéros 215 et 223 résistent au décodage. Le 223 s'adresse à quelqu'un que le poète tutoie sans identification possible. Il lui dit : Que signifient ces mots : impiété, islamisme, culte, péché ? Mon véritable but, c'est toi. Déclaration d'amour désintéressé ? Amour de qui ou de quoi ? Amour plus important que les ferments de la haine ? La chose est-elle pensable par les temps qui courent et favorisent, comme dans l'ancien temps de la Perse, les hommes ambitieux et positifs ? Le quatrain 215 est encore plus énigmatique : J'ai vu sous les murs de la ville de Thous un oiseau posé devant le crâne de Key Kavous. L'oiseau disait à ce crâne : Hélas ! Que sont donc devenus le bruit des anneaux de ta gloire et le son du clairon ? Bon appétit, messieurs les faucons et autres prédateurs. Vous vous repaissez de la chair de vos morts. Pendant ce temps, nous rongeons notre frein, un bel os qui n'a pas perdu une étincelle de sa moelle capiteuse. Le crâne du poète fumera encore lorsque vos torchères se seront éteintes.