Il y avait du monde près de l'immeuble où réside Sabah Saghira en cette veillée funèbre. Du monde et des regrets. Tous les artistes oranais étaient là pour parler des qualités de l'artiste mais également de la galère. L'artiste chanteur Baroudi Benkhedda raconte avec détail les derniers mois de souffrance physique et morale de l'interprète inégalable d'El Khomri écrite par Saïm El Hadj, un autre artiste disparu dans le dénuement total. Il évoquera surtout l'indigence matérielle dans laquelle se débattait l'artiste qui avait ébloui par sa voix cristalline un certain Blaoui Lahouari. Le père de Sabah, un vieil homme de 90 ans, ne semblait pas réaliser ce qui lui arrivait. Figé sur une chaise blanche en plastique, il suivait du regard les femmes et hommes sympathisants venus exprimer leur compassion. Ses grands frères étaient dans le désarroi. « Ce n'est pas uniquement Sabah qui est morte, mais c'est toute sa famille constituée de 20 personnes, car elle était l'unique élément de la famille Bentabet qui ramenait le pain à la maison », dira Baroudi Benkhedda, la voix en révolte. Bey Bekkay, un compositeur apprécié pour son travail mais aussi pour sa rectitude, dira haut et fort sa révolte face à la précarité dans laquelle vivait l'artiste Fatima. « Elle achetait 120 euros/ mois au marché parallèle pour s'approvisionner en médicaments importés de France alors qu'en tant que malade chronique, elle devait avoir droit à la gratuité du médicament », dira-t-il. Benaïcha, une voix rare de Saïda, lui emboîte le pas pour dire combien est triste la fin d'un artiste. « A croire qu'on est pressé de nous voir disparaître de cette terre », dira-t-il désarmé. Abbou Mohamed, l'ex-ministre de la Culture et de la Communication, présent à la soirée de recueillement, regrette que son idée de mettre sur pied une sorte de caisse de protection sociale pour et par les artistes n'ait pas abouti. « Nous étions très avancés dans le projet ; mais après mon départ, je ne sais pas ce qui s'est passé. En tout cas, tout semble être tombé à l'eau », indiquera-t-il. Baroudi est plus tranchant sur le propos. Il était lui aussi très proche de Sabah. Amer dans sa description de la place de l'artiste oranais, il estime qu'il y a une forte ségrégation à l'égard des artistes de l'Ouest. « C'est de la diversité musicale et régionale que l'on doit évoluer et non de l'exclusion », dira-t-il. « Nous étions là, avec Sabah et quelques autres valeureux artistes, à introduire la rahma et le bonheur dans le cœur des Algériens désemparés par le terrorisme quand certains se pavanaient sur les trottoirs des capitales occidentales. » La discussion s'enflamme. Elle bifurque. On ressort la sempiternelle question de la place de l'artiste dans la société, le fameux statut dont on parle tant. Abbou Mohamed précise que l'artiste a plus besoin de réseau de solidarité que d'un statut. « Ce n'est pas un fonctionnaire mais un créateur », dira-t-il. Le F3 (dans la surpeuplée cité USTO) de l'interprète de l'Oumima ne désemplit pas. Ses amies de chanson et de galère : Samia Bennabi, Houria Baba, Souria Kinane sont enveloppées dans de tristes djellabas. Discrètement elles se sont entendues avec leurs collègues hommes - presque tous démunis matériellement - d'acheter quelques provisions (café, sucre, semoule, etc.) afin de faire face aux consommations induites par ce type d'événements. Rabah Sebaâ, directeur de la culture, n'arrête pas de téléphoner aux proches et amis pour les informer de la triste nouvelle. Il demande aux proches de la défunte quelle serait la meilleure formule pour que les funérailles se fassent dans les meilleures conditions. Abbou avait proposé à ce que l'on dépose le cercueil de l'auteur de Lasmar Es Sâani sur la scène du palais de la culture Zeddour Brahim. Un autre avait proposé la scène du théâtre Abdelkader Alloula où la défunte avait travaillé avec, entre autres, Nourredine Boukhatem, l'actuel maire d'Oran, Hadjouti Boualem (un autre monstre de la scène et de l'accordéon, oncle de Blaoui mort dans le dénuement), Adar Mohamed et Malek Bouguermouh. Blaoui Lahouari, qui a fait le déplacement de chez lui (il habite l'autre bout d'El Bahia) pour exprimer sa sympathie à la famille Bentabet, est discret. Le créateur du style oranais âsri (moderne) écoute avec retenue les commentaires de ses jeunes collègues, réunis sous un guitoune que les voisins de Sabah ont dressé au pied du moche immeuble qui fait office de toit à une dizaine de familles de cette grosse périphérie de 30 000 âmes à la sortie est de la ville. Saïd, musicien-compositeur et arrangeur, dit pour se consoler de la perte d'un être cher qu'il avait retrouvé le visage d'enfant de Sabah sur son lit de mort et de poursuivre : « Reyhète (elle a fini avec la galère). » Hmida El Berrah était présent, Hmimiche le clown aussi. Les deux artistes étaient tristes. Il fait froid dehors. Bey Bekkay, encore lui, regrette que le président de la République n'ait pas jugé utile de serrer contre lui Sabah convalescente, présente à l'hommage rendu à la chanteuse libanaise Majda Roumi. « Symboliquement, ça l'aurait grandement réconforté. Elle aurait à coup sûr été la plus heureuse des artistes car l'artiste est sensible à ce type de geste », dira, dépité, le compositeur qui a longuement travaillé avec celle qui interprétait magnifiquement bien Ma ana ila bachar, une chanson de Abdelwahab Doukkali qui l'avait mise définitivement sur les rails. Le coupable cancer qui la rongeait depuis deux ans en a décidé autrement. Le couscous est servi. Tout le monde se donne rendez-vous au petit cimetière de Boufatis, à quelque kilomètres d'Oran, là où était née Sabah. C'était son dernier vœu. Sa sœur Halima, elle non plus, ne savait pas si sa sœur était réellement morte. Elle pense que sa sœur n'est qu'endormie et qu'elle va, à tout moment, se réveiller. Il faut dire que Halima n'a pas lâché la défunte d'une semelle, la désormais disparue. Elle l'a veillée jusqu'à son dernier souffle par un vendredi, une journée de prière.