Je refuse de vendre la chair de mon enfant. Je veux que la vérité soit faite et la justice rendue. L'argent ne pourra jamais remplacer une vie. » Ces paroles ne sont autres que celles d'un père qui n'a pas revu son fils depuis le 16 août 1996, alors âgé seulement de 16 ans. Bala Lounès. Ce quinquagénaire au visage creusé cherche désespérément, pendant huit ans, à « déterrer » la vérité sur la disparition de son enfant, Toufik. Hier, comme nombre d'autres représentants des familles des disparus, Bala Lounès a répondu à la convocation de la commission ad hoc de Farouk Ksentini pour être auditionné. Rencontré au milieu de la foule présente hier devant le siège de cette commission à Alger, le père de Toufik dit avec certitude : « Mon fils a été enlevé par des individus qui portaient l'uniforme de l'ANP. Je les ai vus de mes propres yeux lorsqu'ils l'ont chargé dans une Jeep. Ce ne sont pas des hallucinations. C'est une image réelle qui reste gravée dans ma mémoire. » Pourtant, ajoutera-t-il, le cœur brisé, « Toufik souffrait d'un retard mental », sortant ainsi des ordonnances et toute une paperasse pour étayer ses dires. « Je n'ai pas à inventer ou à raconter des histoires. Je détiens les noms des gendarmes qui ont kidnappé mon fils. Je me rappelle de la scène. C'était il y a dix ans, le 13 décembre 1994. A l'époque, il était âgé de 29 ans », lâche une dame, l'air abattu. Pour elle, ce n'est pas une simple question d'« indemnités ». Elle refuse l'offre de Ksentini qui consiste à verser à tous les ayants droit des disparus une somme d'un million de dinars chacun. « L'argent ne me dit rien. Je veux revoir mon fils vivant ou mort et que soient punis ceux qui sont derrière sa disparition », demande-t-elle. « Je sais que ce sont eux (les services secrets de l'époque) qui l'ont pris et je ne sais pas pour quelle raison. Le même jour de son enlèvement, mes frères et oncles se sont dépêchés au poste de la police communale, le plus proche, pour les aviser de ce rapt. Ils les ont sommés de quitter les lieux avant de subir le même sort. C'était effroyable. Un cauchemar qui nous a hantés durant neuf ans », révèle Azzouni Soumaya, la sœur de Ali, porté disparu depuis le 26 août 1995. Cette jeune fille n'a pas un vœu « cher ». « Je sais qu'il est mort. Et je veux qu'on me montre où il a été enseveli. Je veux l'enterrer et faire le deuil », dit-elle. C'est là la revendication ou le souhait de toutes ces familles qui se battent depuis des années pour que vérité soit faite. En vain. Rejet Le cas de Ali n'est pas le seul. La confession de Soumaya non plus. Il y a des milliers dans ce cas. Nombreuses sont les familles qui accusent les services de sécurité d'être derrière la disparition de leurs proches. D'ailleurs, elles ont demandé à Ksentini de les laisser témoigner et affronter les présumés auteurs des « disparitions ». Mais la commission ad hoc semble s'échiner à clore ce dossier rapidement, relèvent-elles. Le secrétaire général de la commission, Nadir Boucetta, explique que « cette opération est nécessaire pour que la commission puisse compléter son rapport et le transmettre au président Bouteflika ». Les familles auditionnées hier estiment que cela ne signifie rien d'autant plus que « tous les concernés ont été déjà auditionnés auparavant ». « Ils sont en train de refaire les entretiens parce qu'ils ont dû perdre les dossiers », déclare avec ironie M. Bala à sa sortie de l'audition. Il précise que « la seule nouveauté dans le questionnaire rempli se résume dans cette question : acceptez-vous d'être indemnisés, oui ou non ? ». Selon lui, Ksentini veut tout faire pour convaincre les ayants droit d'accepter l'argent en contrepartie d'un classement définitif du dossier. Ce que ces derniers rejettent en chœur. Même si certains ont cédé, la plupart des femmes et hommes rassemblés hier devant le siège de la commission sont unanimes à ce propos : « Nous n'allons pas nous taire tant que la vérité ne sera pas faite. Qu'ils nous les (disparus) rendent tels qu'ils les avaient pris. C'est la seule réparation que nous accepterions. » L'Association nationale des familles des disparus (ANFD), réunie jeudi 5 août à Alger, dénonce « la question vicieuse » figurant dans les questionnaires remplis hier par les familles, liée au refus ou à l'acceptation de l'indemnisation. Pour cette association, présidée par Ighil Lila, « le Pouvoir cherche des moyens détournés pour se débarrasser de ce dossier ». « Nous sommes conscients aussi qu'il tente, dans la même démarche, d'acheter la conscience des meilleurs d'entre nous », est-il relevé dans la résolution rendue publique hier. L'ANFD réplique ainsi : « Pas d'indemnisation sans vérité. Il n'est pas question de reculer après des années de combat sous le prétexte que nos enfants sont tous morts et que l'heure de la réconciliation a sonné. » « S'ils sont morts, la lumière doit être faite sur chaque cas. Nos enfants nous le doivent », est-il encore souligné. Mlle Ighil accuse Ksentini d'être « un simple chargé de mission du Président ». « Après avoir louvoyé, la commission Ksentini, sur instruction de la Présidence, opte pour une démarche individualisée qui consiste à faire pression sur les familles par le biais d'une indemnisation sous prétexte que les disparus sont tous morts », dénonce-t-elle. L'association promet de rendre publiques les informations sur chaque cas. Elle compte en outre « réunir les moyens pour une large mobilisation afin d'empêcher la liquidation de ce dossier ».