Tout comme le clientélisme, la corruption est un phénomène universel qu'on peut rencontrer à des degrés variables dans toutes les sociétés ou presque, de l'empire romain déclinant au « royaume » déchu de Mobutu. Mais là n'est pas leur seul point commun. Les deux termes, certes, ne se recouvrent pas, mais les phénomènes auxquels ils renvoient n'en sont pas moins proches, voire solidaires. Par bonheur, les travaux de politique comparée sont riches et éclairants, qui montrent que la corruption prospère mieux dans les régimes politiques où le clientélisme jouit d'une efficace instrumentale et symbolique. Autant dire que si l'on reconnaît implicitement aujourd'hui l'ampleur que la corruption a atteint en Algérie - à la suite des retombées de l'affaire El Khalifa Bank et des rapports accablants de Transparency International et de la Banque mondiale -, on ne peut dans le même temps évacuer en toute rigueur l'analyse des facteurs qui auront rendu la dissémination sociale de ce fléau, sinon souhaitable du moins possible. Car lorsque la corruption atteint, dans un régime politique et social donné, un niveau aussi élevé, il n'est désormais plus permis - analytiquement s'entend - de la considérer comme un malencontreux « effet pervers » provoqué par la « transition » de l'économie administrée à celle de marché. Pas davantage, l'on est fondé ce fléau comme un fait social ne touchant au premier chef que le « centre » et peu ou pas la « périphérie », l'« Etat » et peu ou pas la « société »... Depuis l'œuvre magistrale de l'historien Mohammed Harbi sur les fondements politiques et anthropologiques de l'Algérie contemporaine, les travaux salutaires du défunt sociologue Djilali Liabès sur le « capital privé » et les effets sociaux et politiques de la distribution de la rente, mais aussi ceux, pénétrants, du professeur Ahmed Henni sur « le cheikh et le patron » et la « légalisation du trabendo », l'on est désormais plus en droit d'ignorer la profondeur historique, l'épaisseur sociale et la « rationalité autonome » du clientélisme comme répertoire d'action. Or, comme échange social dyadique, informel et réciproque de biens et services entre deux parties disposant de positions et de ressources inégales, le clientélisme peut être solidaire de la corruption, le rapprochement entre les deux phénomènes s'opérant chaque fois que la transaction clientélaire interfère avec le domaine du public. Plus décisivement, le clientélisme et la corruption tissent des cercles vicieux et s'alimentent réciproquement toutes les fois où les deux pratiques participent d'une logique commune : la survie d'un système politique. Dans deux textes absolument lumineux, John Waterbury en a fait la démonstration pour le cas du Maroc de Hassan II et de l'Egypte de Sadate. Développée au début des années 1970, son analyse se révèle, aujourd'hui encore, d'une insolente pertinence. En prêtant une attention toute particulière à certains textes de loi se rapportant aussi bien au commerce qu'au foncier agricole, à la fonction publique qu'au secteur privé, le politologue américain est parvenu à dévoiler un des ressorts fondamentaux de la corruption : la manipulation de la loi au profit d'intérêts privés. La cause est d'autant plus entendue que la corruption se définit comme « un comportement qui viole les règles s'opposant à l'exercice de certaines influences favorables aux intérêts privés » ; « un usage de positions hiérarchiques visant à la conversion de ressources publiques en capitaux privés ». Le regretté Djilali Liabès avait montré à ce propos que dans la constitution d'un capital privé, le clientélisme était plus déterminant que la production capitaliste proprement dite : « Ce n'est pas le temps productif de biens qui enrichit le plus, mais le temps consacré aux relations sociales », résume Ahmed Henni dans une perspective inspirée de l'anthropologie économique. Dans un Etat rentier distributeur « privatisé », le clientélisme et la corruption deviennent en définitive des ruses par le truchement desquelles l'agent social opère sa captation de la rente. Ce n'est pas tout : lorsqu'elle s'avère préméditée, la corruption devient in concreto un instrument de contrôle politique à court et à moyen termes par le biais duquel le Prince escompte engranger trois bénéfices stratégiques. La corruption « dirigée » permet, d'abord, au patron distributeur et régulateur des bénéfices d'assurer son contrôle sur le système (spoils system) et plus encore de se rendre indispensable à celui-ci ; en favorisant, ensuite, l'ascension sociale par les liens d'intégration verticale de clientèles fidélisées, elle achève de saper l'accouchement d'une société civile ; ce type de corruption proprement politique permet, enfin, de prévenir toute représentation des intérêts sociaux en conflit susceptible d'enfanter une alternative politique à l'ordre établi. En imposant cette logique de domination comme seul jeu politique possible à la place de la répression tous azimuts, Hassan II et Sadate sont parvenus au même résultat : la mise en clientèles de la « société ». Surgit alors une question à vrai dire incontournable : peut-on combattre la corruption tout en préservant les logiques clientélaires qui préviennent l'accouchement laborieux d'une communauté civique ? ------------------------------------------------------------------------ *John Waterbury, Endemic and Planned Corruption in a Monarchical Regime, World Politics, vol. 25, n°4, juillet 1973, 533-555 ; Corruption, Political Stability and Development : Comparative Evidence from Egypt and Morocco, Government and Opposition, vol. 11, n° 4, 1976, pp. 426-445.