La corruption, d'aucuns en conviendront, est un phénomène universel qui transcende allégrement les aires culturelles au moins autant que les systèmes économiques. Echappant à ces deux variables lourdes du comparatisme, les pratiques de la corruption se propagent tout aussi bien dans les économies de marché qu'à l'ombre de l'économie planifiée, dans les traditions religieuses comme dans les cultures laïques. Si le phénomène est à ce point universel, son ampleur, elle, diffère cependant considérablement d'un Etat à un autre. Par quoi peut alors s'expliquer cette dissemblance ? La lecture du baromètre de la corruption laisse poindre la corrélation de ce phénomène avec une autre variable : l'Etat de droit. L'ampleur de la corruption semble en effet suivre une courbe inversement proportionnelle à celle de la démocratie : moins il y a de consécration de l'Etat de droit, d'institutionnalisation des principes de la démocratie représentative et de densification de la société civile dans un pays, plus il y a de la corruption et de la vénalité. L'existence de la corruption dans les pays dotés d'un Etat de droit semble invalider la pertinence de cette corrélation - et, partant, faire le miel de la faconde illibérale. Il n'en est rien. Sans égaler l'ampleur qu'elle peut atteindre dans les Etats de non-droit, la corruption qui se pratique dans les Etats de droit exprime l'« imparfait démocratique », l'écart entre la majesté de la règle et le déficit de son application. Or la règle de l'Etat de droit n'énonce pas l'usage privatif des biens publics, la confusion entre caisse publique et caisse privée, l'assimilation d'une fonction publique en droit de ponction -comme cela est précisément le cas dans les régimes ploutocratiques, patrimonialistes et autoritaires -, mais bien plutôt la préséance du constitutionnalisme, le renforcement du contrôle juridictionnel et l'élargissement de la légalité. L'Etat de droit n'est pas l'Etat de n'importe quel droit ; il est, pour reprendre Blandine Kriegel, celui qui sépare l'économie de la politique et congédie toute forme domaniale du pouvoir. Au fondement doctrinal de l'Etat de droit, se loge l'un des principes fondateurs du libéralisme politique : la séparation des pouvoirs. En consacrant l'indépendance du pouvoir judiciaire, le libéralisme politique qui est au principe de l'Etat de droit assure en effet le renforcement du contrôle juridictionnel sur l'administration, la société politique, le marché, la société civile. En instituant l'indépendance des juges, l'Etat s'arme d'un instrument légal de lutte contre la corruption. C'est la liberté des juges - et non les règlements de comptes claniques - qui permet aux régimes démocratiques de lutter avec efficience contre la corruption. En Italie, démocratie qui a connu un taux élevé de corruption, c'est l'initiative indépendante de quelques juges qui a permis le lancement, en 1992, de l'opération « mani pulite » (mains propres), laquelle a abouti à la chute de la 1re République. C'est aussi l'action indépendante de juges d'instruction qui a permis le dévoilement, en France, des mécanismes de financement occulte des partis politiques. Bref, la démocratie est perfectible et c'est en puisant dans son socle normatif que l'Etat de droit s'immunise davantage contre les pratiques occultes, corruptives et maffieuses. Mais il est une autre ressource qui permet à l'Etat de droit de mieux lutter contre la corruption : la société civile. Dans son Making Democracy Work. Civic Tradition in Modern Italy (1993), Robert Putman, professeur de sciences politiques à l'université de Harvard, en a établi l'éloquente démonstration : la probité publique et l'efficience institutionnelle sont proportionnelles à la densité du capital social (intensité des liens associatifs) ; plus celui-ci est important, plus celles-là sont grandes. L'Etat de droit, à l'opposé de l'Etat absolutiste, repose sur l'affirmation des droits fondamentaux de l'individu. Cette limitation de la puissance de l'Etat par le respect des droits des individus a fait de l'Etat de droit un Etat d'individus citoyens et de la société civile une société d'individus qui dispose de droits civiques, soumettant in fine le premier aux exigences de la seconde. L'espace public, qui naît entre les deux, joue le rôle d'un système d'alerte. C'est là où le rapport, établi plus haut, entre corruption et Etat de droit, revêt tout son sens pratique : la corruption sévit le plus là où la séparation des pouvoirs et la société civile y sont abhorrées par le système de gouvernement.