C'est à une lecture singulière de la vie démocratique algérienne que le président de la République s'est livré hier au siège du BIT de Genève. Des expériences qu'a connues le pays depuis 1962, seules deux trouvent grâce à ses yeux : celle du socialisme spécifique qui « a produit un mieux-être généralisé » et l'actuelle dite de « réconciliation nationale » qui vise, d'après lui, à « amplifier et diversifier le pluralisme ». Ces deux périodes correspondent précisément à son exercice du pouvoir, ayant été absent de la vie politique lors de l'émergence du pluralisme et durant la décennie 1990. Et si le socialisme spécifique n'a pas abouti, c'est, estime-t-il, en raison de « l'arrêt brutal des investissements dans l'industrie ». Silence sur la glaciation politique de l'époque, œuvre du FLN-parti unique que conduisait d'une main de fer Boumediene et le Conseil de la Révolution puis Chadli Bendjedid, seigneur de la fameuse décennie noire. Et en affirmant que la société algérienne « s'accommodait bien du système parti-Etat », Bouteflika enlève tout naturellement à la révolte d'octobre 1988 son cachet de révolution démocratique, allant jusqu'à ajouter qu'il n'y avait pas dans l'Algérie de la fin de la décennie 1980 de « demande puissante de démocratie ». Retour donc à la théorie du « chahut de gamins » et exit le combat pour la culture amazighe et les incessantes luttes clandestines des démocrates sur lesquels s'était abattue une féroce répression : les prisons étaient remplies de détenus politiques et la fameuse Sécurité militaire, appuyée par les cellules du FLN incrustées dans les organismes publics, traquait les voix discordantes. Et puis est-ce un hasard si les émeutiers d'octobre 1988 avaient choisi comme cibles premières les symboles du parti et de l'Etat ? C'était pour le changement du système politique de l'époque, particulièrement corrompu, que des milliers de jeunes périrent ou souffrirent de la torture. Ce ne furent pas des émeutes du pain, mais des manifestations pour la démocratie que tentèrent de pervertir ou de récupérer d'innombrables forces occultes. Le printemps démocratique qui fleurit sur le sang d'octobre 1988 est injustement et faussement qualifié par Bouteflika de « libertarisme contestataire et festif ». Dans son esprit, ce moment ne pouvait générer que du populisme (millénariste ?) et du terrorisme. Sur ce dernier point, le chef de l'Etat n'évoque point le terrain fertile qu'a été l'intégrisme religieux et l'instrumentalisation de celui-ci par le parti unique durant les années 1970 et 1980 afin de l'opposer aux forces de gauche. Qui se souvient de Kamel Amzal tué à l'université par un sabre intégriste ? Mais Bouteflika fait, malgré tout, une sorte de mea culpa en déclarant, dans son discours, que l'armée a arrêté le processus électoral « dans un élan patriotique et républicain ». On n'est plus dans la logique de la première violence de la décennie 1990 sur laquelle il s'était longtemps campé. On reste toujours sur notre faim sur le volet réconciliation dont on ne sait qui - et comment - cette opération va concerner et par quel miracle va-t-elle fouetter le pluralisme politique ?