Dans le ciel des villes un million d'oiseaux. En bas, des hommes, la face burinée, dans la machine à emboutir. Bus monotones, files monocordes de voitures. De l'argent et du ciment qui corrompt la terre pour étouffer les arbres. Une journaliste pense. Beyrouth est partagée en deux avec, à l'ouest les quartiers musulmans, à l'est les quartiers chrétiens, et, ici et là, surtout au bord de la mer, une sorte de no man's land touristique et prostitutionnel. Une journaliste pense et travaille, elle bavarde avec les ouvriers syriens exploités par les gros marchands de chantier libanais, et qui gardent le silence. Impossible de faire un papier correct, sauf à parler des oiseaux et de leur liberté. Invendable. Le début d'un reportage est déterminant, et pour la journaliste en panne, c'est la manne qui tombe du ciel un jour sans oiseaux. Le 13 avril 1975, la haine éclate. Avec une grande hache, la haine sèche et sourde coupe la ligne de partage entre les quartiers ghettos comme on coupe un ruban dans les cérémonies officielles. Trêve de séparation sourde et larvée ! La guerre civile s'affiche aux carrefours, sur les bandes d'arrêt d'urgence et de barrages impatients. Fiévreuse, la ville se charge des rencontres meurtrières entre frères désunis en citoyenneté, à coups d'anathèmes et de frustrations millénaires, contenues trop longtemps. Sur le fil du rasoir, le grand jour est arrivé. La journaliste libanaise l'a noté. Le 13 avril 1975, un prétexte est trouvé et un phalangiste tué avant d'être vengé par le massacre de trente Palestiniens dont le sang continue à moins valoir que celui d'en face. Prétexte utile et nécessaire. A partir de ce jour, un corps semble tomber par seconde. Les oiseaux se tiennent le ventre. La journaliste renonce au reportage-réalité sur les conditions de travail des émigrés syriens. Elle opte pour la fiction, l'histoire de Sitt Marie-Rose, une jeune enseignante chrétienne qui épouse la cause palestinienne, indépendamment du Palestinien qu'elle aime, en dehors des clivages obligés et réducteurs, en un temps maudit où il est interdit d'avoir un jugement personnel. Tu choisis ton camp, tu ne sors pas du cours ordinaire des choses. Sinon, gare à toi ! le corps social s'affole, il dégage des anticorps pour te résorber, te tuer, te digérer. Détruire la cellule maligne qui veut vivre sa liberté. Le mécanisme, comme en biologie, est automatique et aveugle. Il s'enclenche à Beyrouth en 1973, et Sitt Marie-Rose en est la cible privilégiée par Etel Adnan, une Libanaise qui publie son récit à Paris en 1977. Je ne sais rien de cette femme. J'aime la façon dont elle parle de la raison dans une situation largement déraisonnable. Avec elle, je veux dire que Marie-Rose, toute seule dans sa salle de classe, avait raison. Raison à elle toute seule contre ces hommes qui l'ont coincée à un barrage, qui s'acharnent sur elle, oiseau de passage, oiseau pris au piège. La nouvelle de l'enlèvement de Sitt Marie-Rose a fait le tour des camps. Les uns prient Allah et les autres la Sainte Vierge pour que Marie-Rose revienne saine et sauve. Sourds-muets, les jeunes élèves de Marie-Rose ont été sortis de leur dortoir et amenés dans la classe. Rangés assis. Spectacle obligé. La maîtresse a l'air fâché. Si gentille d'habitude. En colère aujourd'hui contre les quatre hommes, en plein sous l'ampoule électrique suspendue au-dessus de l'estrade. Colère écartelée, hurlée par la spécialiste des leçons d'amour. Chrétienne crucifiée. Spectateurs, les enfants n'entendent rien. Colère suspendue à la corde qui maintient l'ampoule éteinte. Quelle est la lumière d'une journée d'exécution ? Une lumière ordinaire. Soleil d'hiver pour une enseignante de Sidi Bel Abbès, traînée hors de sa classe, placée au centre de la cour, menottée de fer barbelé au bas du dos, à genoux. Même pas froid. Peur ravalée à gorge déployée par le couteau sacrificateur. Les élèves font cercle autour d'elle et entendent le cri dans la nudité de la leçon. Lumière mordante sur la proie. Proie de valeur, impudence de femme à l'heure du démon et d'une journée ordinaire livrée aux cerveaux déracinés. La mer est restée belle. Dans mon crâne, la chaleur du jour éclate. Les ampoules électriques tournoient comme les milliers d'oiseaux dans le ciel. Un journaliste pense. Début de reportage déterminant. La réalité indissociable de la fiction pour dénoncer la prévarication, l'anéantissement des forces vives dans un corps plombé par un pouvoir obscène. Dans la tête de Tahar Djaout, des millions d'oiseaux grouillent à l'appel d'une plume féconde et zélée. Il suffit d'avoir des ailes - rieuses palmipèdes algéroises, corbeaux tumultueux d'Aden -, pour arracher le poète à la terre sèche et le faire explorateur des mots et du sens. Sensation bizarre de voler couché. Couché, voguant dans le ciel, le fou se sent bien là-haut, dans son arbre millénaire, remontant le fleuve de l'enfance jusqu'à la racine du verbe. En bas, la machine à emboutir. Lumière ordinaire et printanière. Je n'ai pas noté la date. Le ciel, tout à coup, lâche ses mouettes en déflagration. Deux ou trois coups de feu, je n'ai pas noté. La mer reste immobile, vaincue par les cercles d'oppression, de frustration, de trahison. Au centre, l'individu, maligne cellule qui ne doit pas proliférer. Les assassins ne pardonnent pas plus que le cycle du carbone. Ils lui donnent juste un coup de main pour avancer l'heure. Alors, tu écris et tu meurs. Quelle est la lumière pour une journée d'exécution ? Pourquoi tout est-il si ordinaire ? Un millier d'oiseaux au-dessus du palais dit du peuple d'Alger. Des étourneaux, des cinglés qui tournent chaque soir dans tous les sens en se payant le luxe d'inventer des tableaux. Jamais les mêmes. L'oiseleur ne peut pas les encadrer. Le ciel est libre. Me sens un peu mieux. Qu'est-ce que je serais sans les mots douloureux qui ne ratent pas leur cible ? Je me le demande.