Le politique dans l'Algérie contemporaine semble vidé de son contenu et voué à l'impuissance. De la chape autoritaire du militaire à la férule despotique de l'imam, des sirènes populistes aux recettes technocratiques, des geôles de la répression aux charmes du clientélisme, le politique ne parvient décidément ni à cristalliser les passions ni à représenter les intérêts en conflit. Sur ce point fondamental entre tous, la « sortie » en cours des prétoriens et la montée à l'œuvre du raïs n'y changeront vraisemblablement rien, ainsi que l'atteste la reconduction révélatrice de l'état d'urgence - devenu par la force des choses un paradigme de gouvernement en soi -, et l'installation tranquille du néo-populisme. Il faut dire que depuis le discrédit et l'anathème jetés comme une ancre de sèche sur les figures et l'action politiques du mouvement national par le régime et son historiographie officielle, le politique a tantôt été le client, tantôt l'otage, mais rarement l'acteur central du système. S'il est vrai que « tout régime politique est (en soi) une technique de domestication et de contrôle de la guerre sociale », il y a tout de même deux types de puissance : « celle qui se nourrit, écrit Machiavel, de la faiblesse d'un peuple, et celle qui se nourrit de sa force ». A cet égard, le parallèle entre les trajectoires historiques empruntées par l'Algérie et l'Inde au lendemain de leurs indépendances respectives devrait donner matière à réflexion : avec ses 800 millions d'habitants, ses multiples castes et ses divers groupes ethniques et religieux, la nation de Gandhi et de Nehru est non plus seulement « la plus grande démocratie au monde », mais aussi et par surcroît une puissance nucléaire et économique avec laquelle les grands de ce monde sont tenus de composer. Cette réussite fulgurante, l'Inde ne la doit pas à un « ban en avant » dicté par un grand timonier. Tout à l'inverse - et comme l'a montré le prix Nobel d'économie, l'Indien Amartya Sen -, c'est par la reconnaissance du pluralisme, l'institutionnalisation du parlementarisme et la rotation démocratique des élites au pouvoir, bref par la mise en œuvre de la modernité politique, que « la nation du rouet » est parvenue, en un demi-siècle, à se hisser à son niveau actuel de développement économique et humain. N'était l'absolutisme du shah et le fondamentalisme des mollahs, la nation iranienne avait potentiellement les ressources humaines pour prétendre à un degré semblable de développement et de puissance. Que dire encore du destin tragique de l'Irak ? Au nom de la « nécessité historique » tantôt de la guerre d'indépendance, tantôt de l'édification de l'Etat national, tantôt de la lutte contre l'intégrisme, les dirigeants algériens successifs ont eu tout loisir de justifier l'effacement du politique. Pour autant, tous les artifices proposés se sont révélés aussi ruineux les uns que les autres pour le devenir de la collectivité : au populisme du parti de l'Etat devait succéder celui du parti de Dieu, compromettant ainsi les chances d'éclosion d'un libéralisme politique. Combien de crises sanglantes, de « printemps noirs » et de cortèges de morts faudrait-il comptabiliser pour comprendre enfin l'urgence d'une refondation démocratique de cet ordre politique sans cesse reconduit depuis les émeutes d'octobre 1988 ? L'une des sources les plus intarissables de la modernité politique ne se trouve-t-elle pas justement dans l'affirmation de l'« humanisme civique » qui reconnaît au citoyen le droit de créer un espace propre pour exercer pleinement sa participation aux affaires publiques ? Un des obstacles de la démocratisation se noue ici : parce que le citoyen est précisément l'acteur central de la démocratie que les logiques de la domination à l'œuvre s'emploient à en contrarier l'émancipation. Or, la citoyenneté, pour le dire d'un mot, est un métier. Un métier dont l'acquisition exige plusieurs foyers d'apprentissage à la fois, de l'école au Parlement en passant par l'espace public. Question : comment rendre alors possible l'émergence du libéralisme politique lorsque les conditions de sa possibilité s'avèrent sinon interdites, du moins sérieusement compromises ? Ce dilemme atterrant fait dire à certains intellectuels libéraux arabes que les régimes autoritaires s'emploient à préparer les peuples qui renverseraient les démocraties qui oseraient leur succéder... Mais, à y bien voir, n'est-ce pas là le propre de la vocation de l'homme politique, celle qui consiste en « un effort tenace et énergique pour tarauder des planches de bois dur » ? Merleau-Ponty ne s'y est pas trompé : en politique, « on a l'accablante impression d'une percée toujours à refaire ». A fortiori, dans une « société » travaillée par les logiques de l'inachèvement ?