En 1927, le grand écrivain britannique, sir Arthur Conan Doyle, (1859-1930), prend la décision de mettre fin à la vie de son protagoniste, le détective Sherlock Holmes et de son compagnon, le docteur Watson. Il avait vécu, côte à côte, avec ses deux personnages durant 40 ans. Lui emboîtant le pas, et sentant sa fin approcher, la romancière Agatha Christie (1891-1976), cette dame géniale et rusée, entreprit la même chose quelques décennies plus tard : son personnage principal, le détective Hercule Poirot ne devait plus lui survivre ! A sa suite, il y eut Georges Simenon (1903-1989), le romancier belge qui devait, à son tour, obliger son commissaire Maigret, non à aller fumer sa pipe dans un pensionnat en haute montagne, mais à quitter la vie tout court. D'autres enquêteurs, moins célèbres, ont dû sûrement connaître le même sort. Pourquoi ce revirement ? La seule explication donnée par Doyle est d'ordre psychologique en premier lieu. Il ne pouvait plus, disait-il, supporter le sieur Holmes qu'il avait façonné exactement à son image. L'ombre de celui-ci le suivait un peu partout au point de se sentir, lui-même, comme suspect dans la vie de tous les jours. Simenon, quant à lui, fit l'aveu qu'après 50 ans de coexistence avec le commissaire Maigret, il éprouva le besoin de revenir à lui-même, et de vivre le restant de ses jours en tant que Simenon. Toutefois, pour une raison hautement psychologique, Conan Doyle eut à agir en gentleman à l'égard de son protagoniste Holmes. Plutôt que de l'achever dans un bain de sang, il entreprit d'organiser, en collaboration avec la revue Strand Magazine, un concours littéraire où il invitait ses lecteurs à aller fouiner du côté de ses écrits pour en dégager douze de ses meilleurs nouvelles policières. Sa longue relation diplomatique et psychologique avec Holmes était devenue suspecte à ses yeux, voire troublante et dérangeante pour sa propre personne. Il fallait donc repartir dans la vie sur une nouvelle base. Doyle tint sa promesse, et il n'écrivit, par la suite, que son autobiographie pour mourir en 1930 en pleine gloire littéraire. La littérature reste la littérature. On peut cacher son identité comme Georges Simenon, se découvrir à la manière d'un Henry Miller, ou encore, rester soi-même comme la plupart des grands écrivains depuis l'Antiquité à nos jours. Al Hamadhani, (968-1008), le grand prosateur de la littérature arabe, se positionne sur l'autre versant de la création littéraire, celui de la franchise, du direct. Il a toujours voulu être lui-même, refusant de traîner son double derrière lui. 52 séances ont fait de lui le maître incontesté d'un nouveau genre littéraire, « al maqama ». Son souffre-douleur, Abou Al Fath Al Iskandari n'a jamais réussi à l'éclipser. Bien au contraire, Al Hamadhani s'est toujours montré soucieux de mettre au devant de la scène sa propre identité. « Mon nom, dit-il avec ostentation, est Ahmed, Hamadhan est le lieu de ma naissance, Taghlib est ma tribu et je participe à tout ce qui est arabe. » Narcissique et arrogant à la fois, comment pouvait-il donc se cacher derrière son protagoniste Aboul Al Fath ? « Je fais appel, dit-il encore, à la rhétorique, et celle-ci se met aussitôt à ma disposition. » C'est dire qu'Al Hamadani, qui comptait avant tout sur ses prouesses stylistiques et sur sa propre force d'imagination, pouvait prendre ses distances à l'égard de son coéquipier à n'importe quel moment. En effet, avec lui, nous assistons à une espèce d'accolade permanente avec la langue qui n'autorisait aucune intrusion. Pas question pour lui de laisser son protagoniste empiéter sur ses plates bandes. Il nous montre, dans ses séances, à quel point il pouvait être libre et intraitable à la fois. Faut-il dire aussi qu'étant le fondateur d'un nouveau genre littéraire, il s'était arrogé le droit d'avoir des libertés que les autres écrivains ne pouvaient se permettre ? On le vit aller son chemin en croisant le fer avec le grand philologue Al Khawarizmi, auteur du Livre des proverbes, comme pour prouver encore qu'il ne pouvait être que lui-même. L'homme de lettres, peut-il obéir, indéfiniment, au rythme de son horloge intérieure, et faire, en même temps, le vide autour de sa personne ? Se libère-t-il aussi aisément du poids des personnages qu'il a inventés durant tout son parcours du combattant ? L'histoire littéraire contemporaine nous apprend que Holmes, Poirot, Maigret et tant d'autres créatures de fiction ressemblent à s'y méprendre, à ces cours d'eau qui débouchent dans le même fleuve, celui des lecteurs attentifs et avertis. Ce dernier peut sortir de son lit, contourner des obstacles, mais, c'est pour reprendre ses droits avec un regain de force. Toutes les interprétations sont donc possibles et justifiées, car la littérature est, par essence, la liberté elle-même.