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D'Eschyle à Camus, le mythe du rocher
Prométhée bien enchaîné
Publié dans El Watan le 23 - 06 - 2005

il arrive parfois que l'actualité s'amuse avec le bon sens commun. On vient d'apprendre que Rolls Royce arrive en Algérie, sur nos routes républicaines et sous un ciel vers lequel monte sans pouvoir l'atteindre, la colère des sans eau et des sans appartement.
L'actualité fait dans le gag tout comme l'un des mythes les plus anciens : Prométhée n'aurait été au départ, qu'un gamin facétieux. Depuis l'épopée stérile des buveurs d'eau jusqu'aux sources vives de la mythologie, il nous faut remonter le temps pour tenter de reconstituer l'histoire d'un homme qui est rarement content. Dans la Théogonie, le poète Hésiode imagine une scène de sacrifice que préside Zeus, le dieu des dieux. Le rituel prévoit que la bête immolée soit découpée et partagée entre les dieux et les hommes. On imagine bien que cette fois encore, comme d'habitude, les meilleurs morceaux ne sauraient tomber dans les assiettes des pauvres mortels. Cette fois-là pourtant, l'espoir de manger à égalité avec les immortels, est rendu possible grâce à un enfant qui a voulu jouer un bon tour au roi des dieux. Cet enfant s'appelle Prométhée, et il a caché les bons morceaux sous le ventre d'un bœuf énorme, ne laissant apparaître que des os recouverts d'une graisse blanche. Bien tenté ! petit, mais ce n'est pas demain la veille que tu arriveras à tromper un Père qui pense et découvre le subterfuge. Hésiode raconte que Zeus entra dans une colère noire et décida de punir les hommes en les privant du feu. Il n'enverrait plus la foudre sur la terre. Petite cause. Grands effets. Le petit Prométhée se redressa de toute sa taille, il alla voler le feu à Zeus et il le redonna aux hommes. A peine déclarée, la guerre s'acheva par le châtiment divin et terriblement connu : Prométhée fut attaché par des liens inextricables à un rocher du Caucase. Un aigle, chaque jour, venait dévorer son foie qui se reformait toujours. Le supplice devait être éternel, mais Hésiode s'arrangea pour assurer une porte de sortie aux deux protagonistes. Il fit passer par là le légendaire Héraclès qui, d'une seule flèche, descendit en flammes l'oiseau dévorateur, non sans avoir au préalable demandé la permission à Zeus, son père. Délivré de sa peine, le foie en bon état, Prométhée sortit grandi de cette histoire. Celui qui en prit un coup, par contre, ce fut incontestablement le roi des dieux. Après une colère formidable, démesurée, injustifiable, voilà qu'il se dégonflait, annulant l'épreuve comme par un jeu de hasard, grâce à son fils se baladant du côté du Caucase. C'était nul ! Que deviendrait l'homme sans l'autoritarisme des puissants qui se payent le luxe de l'arbitraire ? Dans l'intérêt même de Prométhée, il fallait corser le duel, durcir le combat entre un petit et un grand, donner au petit un adversaire de taille, une grosse pointure, quelqu'un qui lui assure l'immortalité. C'est ce à quoi va s'atteler Eschyle, l'immense dramaturge, qui n'aime jamais mieux Prométhée que lorsqu'il reste enchaîné. Quittant les limbes de l'enfance irrévérencieuse, Prométhée devient un adulte responsable qui s'oppose à l'autoritarisme de Zeus. Le chahut infantile se transforme en révolte d'autant plus significative qu'Eschyle a choisi Thémis, la déesse de la justice - rien que ça -, pour être la mère du gamin. Oui ! la justice bien droite met Prométhée debout et en fait un bienfaiteur de l'humanité. Prométhée passera à la postérité parce qu'il vole le feu pour le donner aux hommes, et non le leur rendre. Il faut savoir, en effet, que Zeus ne donne rien, si ce n'est des cadeaux empoisonnés, comme cette Pandore qui descend du ciel, parée de toute la grâce céleste, cachant mensonge et perfidie. Zeus, mesquin, se rappelle qu'il a failli être trompé par l'apparence bovine, et il renvoie l'ascenseur aux hommes avec, dedans, une femme pour le frère de Prométhée qui n'y voit que du feu et cède à son « douloureux désir ». L'idiot ! Prométhée l'avait pourtant averti. Ne rien accepter de Zeus ! Jamais. Mais c'est trop tard. Pandore a soulevé le couvercle de la jarre qui contient tous les maux. Et voilà les malheurs qui fondent sur les hommes comme neige au soleil, comme sueur sur l'établi, comme peine sur la chaîne de montage. Voici venu l'âge de fer et du travail, après les quatre autres : l'or, l'argent, le bronze, les héros. Et pour travailler le fer, il faut du feu et un héros. En pleine décadence de la condition humaine, Eschyle convoque Prométhée d'Hésiode et le somme d'aller chercher le feu, là-haut sur l'Olympe, dans les réserves personnelles du dieu jaloux. Sa mission accomplie, Prométhée est conduit sur son rocher par le dieu de la forge, encadré de Force et de Pouvoir. Prométhée ne regrette rien, le foie haché menu jour après jour. Personne ne devra passer par là, surtout pas Héraclès, le champion toutes catégories. Pas de délivrance pour Prométhée enchaîné à jamais, figure positive qui finit par brouiller le visage de Zeus, dans l'éternité d'un supplice solidaire d'une révolte à recommencer. Menotté par Force et Pouvoir, Prométhée est seul avec son aigle. L'image se fixe. Elle est belle. Du coup, on a tout oublié, le bœuf et ses gros os, Pandore et son tour pendable. L'ancienne version d'Hésiode a basculé dans la trappe, au rayon des farces et attrapes dans un magasin où, échappant à la surveillance de sa mère, un garnement s'essayait à l'irrévérence. Sous l'influence tutélaire de sa mère Justice, Prométhée n'est pas près d'abandonner son rocher. C'est là que le Titan se donne un avenir littéraire et philosophique. Giordano Bruno, Francis Bacon, Goethe, Shelley s'en saisissent à leur tour et en font un modèle humain, jusqu'à ce que Gide, taraudé par le problème du mal, écrive un Prométhée mal enchaîné où l'aigle joue le rôle de la morale qui ronge l'être social. Pas un grand esprit qui ne veuille faire un tour du côté du rocher caucasien pour rappeler aux hommes leur devoir de courage et d'intelligence. Et puis vient Albert Camus qui, d'une phrase, résume la situation : « On ne sert rien de l'homme si on ne le sert pas tout entier. » Camus est sûr que si Prométhée revenait, il serait cloué au pilori de la même manière qu'il y a longtemps. Les dieux d'hier sont devenus les hommes d'aujourd'hui. L'héritage des pouvoirs se perpétue, indifférent à la révolte prométhéenne, oublieux de la leçon de justice. Retour à la case départ. A la fin de mon histoire, Prométhée est redevenu un gamin qui chahute. Il n'a pas que des mauvaises idées en tête. Son foie le titille. Le froid lui glace les os qu'il n'a pas gros. Amphis désertés par le feu sacré. Graisse blanche recouvrant les dossiers malins. Une royale cylindrée file sur la route. Tonnerre de Zeus ! Elle fait un bruit d'enfer.

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