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Le point du samedi
Berger et troupeau : la métaphore de l'ordre pastoral
Publié dans El Watan le 25 - 06 - 2005

De toutes les métaphores que les Algériens emploient confusément pour parler de leur « société », de leur « peuple » et, en définitive, d'eux-mêmes, il y en a une de particulièrement troublante : celle du troupeau.
« Nous n'avons pas un peuple, mais un troupeau ! » Que de fois a-t-on usé de cette allégorie abrupte - ou de l'une de ses innombrables variantes - dans les discussions privées, les accès de colère, les moments de doute intellectuel ou d'abattement politique ! Le plus saisissant dans cet usage, de plus en plus fréquent à mesure que le pays s'enfonçait dans l'abîme de la crise, est qu'il n'est pas circonscrit à une catégorie sociale plutôt qu'une autre ; son emploi se rencontre partout ou peu s'en faut : dans les salons feutrés de l'« élite » (al khasa) comme dans les souks bruyants de la « plèbe » (al âmma), dans le discours des puissants comme dans celui des damnés (al mustadh'âfin) - à cette nuance près que certains le font ouvertement, tandis que d'autres le disent en voix off ou sur un mode mineur. Que doit-on retenir de ce type de représentations que véhiculent les agents sociaux sur le « moi collectif » ? D'aucuns invoqueraient l'autodérision comme posture sociale face aux malheurs du vécu. On pourrait se contenter de cette réponse ; l'ennui est que la métaphore pastorale connaît aussi un usage positif. « Chacun d'entre vous est berger et chacun est responsable de son troupeau », est-il dit en substance dans un hadith. Ouvrons une petite parenthèse, le temps de poser une question : comment peut-il y avoir de troupeaux dès lors que chacun est berger ? Refermons la parenthèse. L'image forte du pasteur et du troupeau ne relève donc pas toujours de l'autodérision ; elle peut aussi énoncer un schème de domination, celui du pouvoir pastoral. La tradition de nos ancêtres « féroces » (pour reprendre le mot de Kateb Yacine) a d'ailleurs bien su puiser dans ce référent sacré les arguments nécessaires pour habiller la domination patriarcale des atours de la légalité religieuse. Or, entre cette image référentielle de l'obéissance du troupeau humain à son berger et celle, par trop dépréciative, du troupeau (de brebis, de sauvages, etc.) en errance, n'a-t-on pas là deux dimensions d'une seule et même métaphore ? Si tel est bien le cas, est-ce que le rapport berger-troupeau est à même de fournir les assises d'un ordre politique ? Ou, pour reprendre l'interrogation de Michel Foucault, comment passe-t-on de la pastorale des âmes au gouvernement des hommes ? Ainsi formulée, la question peut paraître inconvenante, déraisonnable même ; elle ne l'est pourtant pas au regard des représentations que charrient certaines franges sociales, qu'elles soient rurales ou urbaines, nostalgiques du temps du zaïm ou de l'ère du khalife, en attente du Messie ou de l'Imam qui les délivreraient des malheurs de ce bas-monde. Que l'on ne s'y trompe pas : pour aussi flottantes qu'elles puissent être, ces représentations font sens pour plus d'un... électeur. Lors de la campagne électorale comptant pour les législatives de 2002, un groupe communautaire avait organisé une splendide cérémonie nocturne ksourienne - à laquelle nous avions assisté en qualité de chercheur enquêtant sur les élections - pour annoncer son soutien public à un candidat indépendant (non issu du groupe). La charge d'annoncer l'allégeance revenait, segmentarité oblige, aux deux fqihs du groupe ethnique ; l'un d'eux devait déclarer à l'adresse du candidat - document à l'appui : « Le berger a, en vers son troupeau, des devoirs immenses ; il doit se comporter avec les membres de sa rayiya (troupeau) avec justice. » Le candidat fut triomphalement élu. La métaphore pastorale comme symbolique de l'ordre politique est aussi vieille que le monde. Dans les anciennes communautés de la Méditerranée orientale, la figure du chef était celle du pâtre : parmi les titres que se donnaient les rois de Babylone figurait bien celui de « berger des hommes » ; le Pharaon recevait le jour de son sacre une « houlette de berger », symbole par excellence du pasteur ; les Hébreux réservaient le titre de berger à Yahvé, Dieu. Dans ces civilisations, la pastorale relevait bel et bien d'un « art de gouverner les hommes » : le pasteur guide les brebis et exerce le pouvoir sur son troupeau humain ; les ouailles accourent à son appel (« Je sifflerai et ils se rassembleront ») ; le berger assure le salut de son troupeau, « quand ses brebis sommeillent, lui veille » ; la disparition du pâtre entraîne l'errance fatale des brebis ; le berger est le seul responsable de la destinée des brebis ; les fidèles n'ont d'autres devoirs que celui d'obéir au pasteur-souverain... A cette conduite des âmes, les Grecs, eux, ont préféré l'invention de la polis ; celle-ci leur permettait de régler, dans l'enceinte publique de l'agora, entre citoyens libres, les affaires communes de la Cité. Dans Le Politique, Platon avait récusé la métaphore du pasteur en lui préférant celle du tisserand. A l'inverse du berger qui s'occupe, seul, de tout le troupeau et de chaque brebis (omnes et singulatim), le tisserand, lui, a besoin de l'aide d'autres détenteurs de savoir-faire car, pour faire du tissage, il faut au préalable que la laine ait été tondue, que le cadran ait été fabriqué, etc. Pour Platon, la politique est un art particulier qui consiste à réaliser un « tissu magnifique dans les plis duquel devrait s'envelopper toute la population ». La fin des sociétés antiques et l'abandon qui s'en est suivi de la pensée politique des Anciens devaient marquer le retour de l'ordre berger-troupeau. L'institutionnalisation de la religion chrétienne en Eglise avait en effet permis au pastorat de s'affirmer comme un dispositif de pouvoir. « Le pastorat dans le christianisme, écrit Michel Foucault, a donné lieu à un réseau institutionnel dense, compliqué, serré [...], à un art de conduire, de diriger, de mener, de guider, de tenir en main, de manipuler les hommes [...]. » « Cette force de pouvoir si caractéristique de l'Occident, poursuit ce maître du soupçon, [...] a pris modèle du côté de la bergerie, de la politique considérée comme une affaire de bergerie. » On peut regretter ici que l'historien des systèmes de pensée n'ait pas intégré les traditions musulmanes du pouvoir dans son investigation de la thématique de la « gouvernementalité » : le pouvoir qu'exerce le kebir al ârch sur les membres de la tribu ; l'imam sur la communauté des croyants ; le moqqadem sur les serviteurs de la zawiya ; le maître d'une tariqa (voie mystique) sur ses disciples ; le sultan sur ses sujets, ne sont-ils pas autant de variations sur le thème de la pastorale ? En attendant une entreprise intellectuelle de cette envergure, une chose reste néanmoins certaine : la sortie du Moyen-Age et l'entrée dans les Temps Modernes ne se sont faites qu'au prix d'une rupture théorique autant que pratique avec l'ordre pastoral et les dispositions mentales qui en constituaient l'arrière-plan.

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