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Danse sur un volcan
Scènes de liesse en juillet 1962
Publié dans El Watan le 30 - 06 - 2005

Avant l'arrivée du GPRA le 3 juillet 1962, Alger, toujours zone autonome, avait déjà enregistré l'arrivée de plusieurs ministres, dont Krim Belkacem, Lakhdar Ben Tobbal, et les libérés d'Aulnoy Rabah Bitat, Mohamed Boudiaf, Hocine Aït Ahmed, à l'exception de Ben Bella. Il y avait également beaucoup d'autres personnalités qui piaffaient d'envie de retrouver Alger que certains avaient quitté avant même le déclenchement de la révolution.
Les clameurs des furieuses empoignades verbales, qui ont failli dégénérer en pugilat, qui se sont élevés du congrès du CNRA à Tripoli (Libye), étaient parvenues jusqu'à Alger et suscitaient dans l'opinion un certain nombre de questionnements pour ne pas dire de sérieuses inquiétudes. La presse internationale d'une façon générale, française en particulier, qui venait d'en « voir d'autres » dans les pays nouvellement décolonisés, faisait ses choux gras des dissensions qui minaient les relations qu'entretenaient entre eux les différentes factions qui allaient occuper et, pour plusieurs années, le paysage politique national. Ce qui en outre faisait la une des journaux et magazines de l'époque, c'était l'exode massif des pieds-noirs. On parlait souvent de congolisation ou de balkanisation tant on craignait que le scénario tragique qui se déroulait dans l'actuelle République démocratique du Congo (ex-Zaïre) était dans les esprits. Pourtant le GPRA n'avait pas encore fait son entrée solennelle et officielle à Alger, capitale de l'Etat algérien qui renaissait. Il y avait certes beaucoup d'éclaireurs et missi dominici de toutes les tendances qui se croisaient à l'aéroport de Maison blanche. Ces allées et venues qui n'avaient rien de touristiques n'étaient pas sans irriter les responsables de la Zone autonome d'Alger (ZAA) alors dirigée par le commandant Azzedine. Ce dernier, soucieux de remettre au GPRA et à lui seul les clés de la capitale et partant du pays tout entier, voyait dans cette noria des chefs un funeste carrousel, présage chargé de noirs nuages qui n'allaient pas tarder à crever pour déverser un orage meurtrier. Les chefs de la ZAA considéraient en effet tout le grenouillage ambiant comme une sédition qui visait l'autorité légale incarnée par le GPRA, seul légataire de l'autorité nouvellement investie par l'histoire. Ces équipées, plus claniques que politiques, étaient considérées par la ZAA comme des immixtions qui gênaient le déroulement normal de la passation des compétences. Cette équipe qui se revendique de la fidélité à l'autorité du GPRA qui, d'ailleurs, lui avait confié la mission de ressusciter la défunte zone démantelée en 1957 par les paras de Massu, avait été sérieusement ébranlée par les nouvelles qui étaient parvenues de Tripoli au lendemain d'un congrès tumultueux où les accommodements personnels l'avaient emporté sur la compétition politique. Le politique avait du reste été bougrement mis à mal, lors de ces joutes tripolitaines qui, parfois, empruntaient à la rue le vocabulaire qui manque au lexique de la correction et de la décence. Comme le congrès de Tripoli qui avait évacué le débat politique s'était transformé en déversoir d'invectives contenues pendant des années de compromis et de cooptation de nature souvent douteuse, la direction du FLN avait volé en éclats emportant dans sa déflagration les rêves innocents de tout un peuple qui attendait, néanmoins, de voir se présenter devant lui ceux à qui ils avaient confié le destin de la Révolution. Le peuple n'avait certes pas élu ses héros, mais en leur emboîtant le pas dès le premier coup de feu de novembre 1954, il considérait les avoir investis de la mission sacrée de mener à terme et à bien le combat libérateur. Il y a eu bien sûr des négociations, des tentatives d'éviter le pire. Mais que faire lorsque brutalement l'histoire s'accélère et s'emballe, bousculant les événements et les hommes. Mais ce jour de juillet, on fera comme si tout allait bien. Le GPRA et son président, tant attendus, sont de retour. Tout doit concourir pour faire de cette rentrée un triomphe. Une réunion avait été organisée par la direction de la zone autonome avec tous les responsables qui se trouvaient à Alger au cinéma le Lido (aujourd'hui Dounyazed). Le départ précipité de Mohamed Khider, avant la fin du meeting, sera remarqué et interprété comme un geste politique lourd de sens. Mais l'heure n'est pas au béhaviorisme ni au déchiffrage des comportements. Il y a plus urgent, le GPRA, symbole de l'unité nationale, doit faire son entrée dans une Alger libérée, une Alger pacifiée où l'OAS n'est plus qu'un cauchemar, une Alger capitale de l'Etat algérien. L'accueil se devait d'être à la dimension de l'historicité de l'événement.
Se remettre au travail
Jo Kaïda, de son vrai nom Youssef Kaïda, directeur de l'hôtel Aletti, mi-ange, mi-démon, sera invité à la table de l'histoire par le hasard de l'ignorance de l'art du protocole des dirigeants de la ZAA. Cet homme, qui dirigeait le plus prestigieux hôtel d'Alger - il en dirigeait d'autres que l'on qualifiera de borgnes pour ne pas dire autre chose -, sera propulsé comme chef d'orchestre et maître de la table, puisqu'il se chargera de diriger la préparation du repas officiel et l'hébergement de la délégation présidentielle et de tous les convives. La cérémonie ne se déroulera pas à l'Aletti, mais à la préfecture. Il allait y avoir foule. Des invités des six wilayas étaient prévus en plus de tous ceux qui allaient venir de Tunis. Tout a été préparé au « pifomètre », nul n'était en possession d'une quelconque liste des hôtes. Même si c'est la ZAA qui a lancé les cartons, elle ne savait pas qui allait être présent ou qui n'allait pas l'être, en raison des bouderies des uns et de la méfiance des autres. On faisait certes l'effort d'oublier un instant ce qui sépare de ce qui unit, mais « le politique » demeurait omniprésent dans l'air électrisé de juillet. Après discussions, il a donc été décidé de recevoir tout le monde à la préfecture et d'élaborer un menu unique pour tous. Consultation faite, Jo Kaïda a décidé d'un menu poisson. « Les crevettes étaient succulentes. Il y avait beaucoup de fromages, beaucoup de fruits », se rappellent les convives. Mais avant de se mettre à table, la cérémonie d'accueil devait se dérouler à l'aéroport. Dans la joyeuse cohue qui régnait sur le tarmac de Maison blanche, les témoins ont du mal à se souvenir qui y était ou qui n'y était pas au juste. Il y avait bien entendu la ZAA au complet, le colonel Mohand Ouel Hadj, de la Wilaya III, des représentants de la Wilaya II, de la Wilaya IV, et certainement beaucoup d'autres, nous a-t-on assuré. Des mesures spéciales de sécurité avaient bien sûr été prises. A ce propos, le corps des forces de l'ordre enregistrera sa première victime dans l'exercice de ses fonctions. Rachid El Biskri, cette jeune victime du devoir, footballeur, qui habitait El Madania. Il était garçon de salle à l'hôpital Mustapha Pacha. Il a rejoint le maquis en 1956. Après le cessez-le-feu, il est à la ZAA et devient responsable d'une compagnie de fedayin du Clos Salembier. Ce jour de l'arrivée du GPRA à Alger, Rachid faisait partie des services qui assuraient la sécurité du président Ben Khedda. La mission lui avait été confiée par un de ses supérieurs pour se charger de la sécurité de la préfecture. Avant l'arrivée du convoi présidentiel, il y avait une voiture qui était garée devant l'entrée de la préfecture. Jugée suspecte, Rachid a voulu forcer la portière du véhicule avec la crosse de sa mitraillette, une arme tchèque qui n'était pas dotée de cran de sécurité. Le malheureux a reçu une rafale qui lui a été fatale. Ses funérailles ont été à la mesure de la tragédie, son enterrement a été suivi par une foule immense. A l'aéroport, une multitude pressante attendait la délégation qui venait de Tunis dans un appareil de la compagnie Tunis air. Un accueil grandiose, se souviennent plusieurs témoins dont la presse de l'époque, des journaux encore français. L'hymne national a été joué pour la première fois à l'aéroport de Dar El Beïda. En l'absence d'une fanfare susceptible d'interpréter fidèlement l'œuvre magnifique de Moufdi Zakaria et de Mohamed Fawzi, on s'est contenté d'un microsillon. Les ATO (auxiliaires temporaires occasionnels), forces de sécurité mises sur pied par la ZAA et l'exécutif provisoire, qu'on appellera aussi les « Marsiens », présenteront les honneurs de « la garde ». Pour la première fois également, les couleurs nationales seront hissées et pour toujours à Maison blanche. Aussitôt arrivé, le président Ben Khedda s'est adressé à la presse et à l'assistance nombreuse. Sa voix fluette, pourtant amplifiée par les microphones, avait du mal à couvrir le brouhaha incessant de la foule. Le président était visiblement impressionné par la marée humaine venue à sa rencontre. On ne comprendra pas du reste pourquoi pratiquement aussitôt après avoir foulé le sol de la patrie, il demandera que cessent les manifestations et la liesse, et que tous les Algériens se remettent au travail. « J'ai dit au président que la liesse durait depuis quatre jours, il m'a dit immédiatement de leur demander de se remettre au travail. Le lendemain, le peuple mobilisé a exécuté la consigne comme on exécute un ordre », se souvient le commandant Azzedine. « C'était l'Aïd El Kebir, nous avons demandé au peuple d'éviter le sacrifice du mouton parce que le cheptel était encore réduit. Je pourrai affirmer, et je ne me tromperai pas, que pas un Algérien n'a sacrifié un mouton », se remémore Ali Lounici, membre de la direction de la ZAA. Certains historiens et analystes estiment que la décision de Ben Khedda de mettre fin aux manifestations populaires et d'inviter les Algériens à regagner leur poste de travail était une mesure populiste qui devait lui être fatale en ce sens que la rue ayant été vidé, d'autres acteurs, « en armes, ceux-là », vont l'occuper et durablement. Le peuple ne la réoccupera que lorsque, désespéré, il reviendra pour hurler : « Sept ans cela suffit. » Mais, déjà, plus personne ne l'écoutait. Le 11 juillet, soit une semaine après son entrée à Alger, alors encore président du GPRA, Ben Khedda avait décidé de se rendre à Blida pour y tenir un meeting. Il en sera empêché par la Wilaya IV. Pourquoi n'a-t-il pas passé outre cette injonction ? Pourquoi n'a-t-il pas pris à témoin le peuple tout entier ? Pourquoi a-t-il annulé quelques jours plus tard, une visite à Constantine, alors que Salah Boubnider lui avait organisé un accueil grandiose ? Pourquoi était-il le seul à « craindre la guerre civile et le chaos ? » (Voir encadré). Il est vrai que la crise pour le pouvoir avait déjà éclaté à Tripoli, les jours du GPRA étaient comptés en heures. Il était bloqué par la dissidence de l'état-major, sa marge de manœuvre était limitée pour ne pas dire nulle. Les armes se trouvaient en possession de l'adversaire. L'heure n'était plus à l'argument politique. Le sang avait coulé. Ben Khedda avait-il peur ? Pourtant, jamais il n'a laissé transparaître ce sentiment. Bien au contraire, son courage pendant la lutte contre les forces colonialistes était exemplaire. Tous les témoignages concordent à dire qu'il était vaillant et valeureux, qu'il était d'une grande détermination. Lorsqu'ils étaient à Alger soit au sein du Comité de coordination et d'exécution (CCE) ou même avant, Abane Ramdane lui confiait les missions parmi les plus audacieuses. Peut-on dire que les Algériens attendaient des positions fermes qui correspondaient à l'image qu'ils se faisaient de l'Etat national naissant, un Etat légal, respectueux de la légalité agissant avec rigueur et discernement ? Or, il semble que le président Ben Khedda hésitait à exercer la plénitude des pouvoirs que lui conférait sa légitimité issue du CNRA, lequel venait d'imploser en Libye. Il n'avait sans doute pas trouvé de réponse à certaines questions qui se posaient à l'époque. Peu convaincu, le président s'est effacé devant la Wilaya IV qui l'a empêché d'aller à Blida, alors que la situation lui commandait de frapper sur la table. Il n'a pas vu ce peuple algérien qui attendait une manifestation de la nouvelle autorité. Au contraire, elle lui a donné le spectacle désastreux de la division. Si le président était rentré avec un esprit offensif, s'il avait joué sur la légitimité dont il était auréolé, d'autant qu'il avait les wilayas avec lui, s'il avait su incarner à ce moment précis l'unité nationale, s'il avait utilisé tous ses atouts, y aurait-il eu ce qu'on a improprement appelé le wilayisme ? Le GPRA s'est disloqué et chacun a rejoint le camp le mieux disant. Il s'est divisé en deux et même trois. Ceux qui ont rejoint Tlemcen, ceux qui sont allés à Tizi Ouzou et d'autres erratiques et indécis qui n'étaient ni là ni ici. Ils étaient déjà ailleurs.


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