en 1947, à Chronique des jours d'avant-la chute, un Algérien de 17 ans prononçait une conférence sur l'Emir Abdelkader et l'indépendance de l'Algérie. Le jeune homme s'appelait Kateb Yacine, il était jeune et inconnu, il réclamait l'indépendance de son pays au cœur même du pays qui le colonisait. L'événement fit date et n'aurait pas été possible sans les réseaux d'amitié d'un petit nombre de Français acquis à la cause algérienne. Parmi eux, Louis Aragon qui sut goûter, à la première heure, à la poésie d'un jeune confrère par-delà toutes les barrières possibles et imaginables en des temps incertains. La certitude d'un juste combat mené par tout un peuple affamé de justice annulait les frontières objectives et bétonnées par la propagande en période de crise ouverte. Mieux encore, dans le cas d'Aragon, l'idée d'une liberté en devenir allait féconder une imagination déjà prolifique. L'histoire était en gestation et méritait d'accoucher d'une belle œuvre : Le Fou d'Elsa. Publié en 1963, Le Fou d'Elsa se présente comme un long roman-poème de 450 pages qui raconte les derniers jours qui précèdent la chute de Grenade en 1492, dernière étape d'un long processus de destruction des royaumes musulmans d'Espagne. En 1031 déjà, le califat omeyyade de Cordoue était tombé, et sur ses ruines avaient proliféré toute une série de petits Etats arabes que des querelles fratricides finirent par miner. Puis on vit arriver du Maroc d'autres dynasties qui commencèrent à marquer l'hégémonie berbère en Espagne. Celle des Almoravides tout d'abord, puis celle des Nasrides qui se rendirent maîtres de Grenade où l'un de ses membres, Mohammed El Galib (1232-1273) fit bâtir l'Ahambra El Hamra, la rouge, le célèbre palais des rois andalous, dont la cour des Myrtes et la fontaine d'albâtre éblouissent le regard au mariage de l'eau et de la pierre. La période de reconquête chrétienne s'amorce dès le XIe siècle, au moment de la chute de Cordoue qui entraîne avec elle celle de Tolède en 1085, Cordoue en 1236, et Séville en 1248. Tel un château de cartes, les villes musulmanes tombent, à l'exception de Grenade, et leurs habitants deviennent des sujets des suzerains chrétiens, considérés comme des mudejares (en arabe moudekhar, domestiques), inintéressants et inoffensifs au point qu'on les autorise à conserver leur religion et leurs lois. Vers le XIIIe siècle, il ne reste plus que Grenade, magnifique épine plantée au fer rouge en plein cœur d'une Espagne qui se veut chrétienne dans sa totalité, et qui peut entendre sonner le glas pour l'Islam espagnol lorsque les cloches fêtent à toutes volées l'union de Ferdinand d'Aragon et d'Isabelle de Castille, le couple royal très catholique. En 1492, tandis que Christophe Colomb lance ses caravelles vers la découverte de l'Amérique, la reconquête de l'ancien monde s'achève avec la chute de Grenade en 1492. Le cardinal Ximenez de Cisneros, Grand Inquisiteur et confesseur personnel de la reine Isabelle, ordonne une campagne de conversions forcées des Moriscos, les petits Maures, les petits frères des Moros, les Maures vivant en Mauritanie ou en Afrique du Nord. Mais cela ne suffit pas pour effacer les stigmates de la présence musulmane. L'heure n'est plus à la tolérance à l'égard des mudejares, mais à l'extirpation systématique du virus étranger qui n'a que trop longtemps pollué l'atmosphère. Un bon incendie. Rien de tel qu'un bon feu de joie pour faire monter vers le ciel les signaux d'une haine vengeresse. Le terrible Inquisiteur fait brûler tous les livres arabes, inaugurant une longue saison blanche et sèche, débarrassée de tout corps étranger à la faveur d'un grand nettoyage qui va gagner l'Europe entière. L'autodafé ordonné par l'Inquisiteur espagnol obéit à la logique des vainqueurs attachés à bâtir un ordre nouveau sur les cendres d'un monde ancien. Mais comment expliquer, en 1961, l'incendie de la bibliothèque d'Alger par l'OAS ? Mis à part la langue des auteurs qui se tord dans les flammes, rien ne justifierait le parallèle entre les deux incendies, si Aragon, lui-même, ne proposait pas aux lecteurs du Fou d'Elsa une correspondance entre deux séquences de l'histoire des hommes, dont l'éloignement spatio-temporel est réduit par un phénomène étrange : le songe d'un poète persuadé que les différences entre les hommes sont des différences de décor. Un poète passionné d'histoire qui veut nous convaincre que rien ne vaut le goût de l'étranger si l'on veut se sentir homme. En 1961, Louis Aragon est en pleine rédaction d'un gros projet, une grande œuvre poétique et historique impulsée, pour une bonne part, par ce que l'on appelait alors « les événements d'Algérie ». L'incendie de la BU d'Alger n'est que l'un des derniers sursauts d'une guerre qui a attendu longtemps avant de dire son nom. Pendant trop longtemps, Aragon avait été comme tous ces Français qui vivaient « sans trop savoir ce qui se passait au loin sous leurs couleurs, les tortures, les enfants en monstres changés, la perversion de toute chose, le sang épars au rire atroce ». Quand la BU d'Alger brûle, le poète est en train de composer Le Fou d'Elsa, roman-poème truffé de références à la guerre d'Algérie, parce que depuis longtemps il se pose des questions. Il veut savoir, il veut comprendre. « La guerre d'Algérie ... Il ne suffisait pas pour comprendre ces hommes et leur acharnement à ne pas devenir des Français à part entière, ou pas entière, de quelques généralités sur 100 ans de colonisation. En tout cas, s'en tenir là, c'était s'en tenir à un schéma. C'est sans doute par les événements d'Afrique du Nord que j'ai compris mes ignorances, un manque de culture qui ne m'était d'ailleurs pas propre. » Qu'est-ce qu'un Français savait des Algériens et des « événements d'Algérie », mis à part ce que les informations officielles ou les discours politiques en disaient ? Rien que des « mensonges chantés » par l'Etat colonial. Que des mensonges chantés sur le même ton par ceux qui avaient célébré la chute de Grenade et l'abdication du dernier émir nasride. Boabdil ? Un roitelet ? Un rey chico de rien du tout qui avait vendu sa ville sans se battre, déshonoré à jamais dans la mémoire des hommes ? Allons donc ! Les Algériens ? Des moudakhar ? Des moriscos, le couteau entre les dents ? Allons donc ! On sait ce qu'est l'histoire. Aragon nous en donne une définition dans Le Fou d'Elsa : « Un mot français désignant, dans tous les pays du monde, une justification d'apparence scientifique des intérêts d'un groupe humain donné par le récit ordonné et interprété de faits antérieurs. Devrait un jour changer de nom (comme l'alchimie se mua en chimie) lorsqu'il y aura glissement suffisant de cette discipline d'Etat vers la science à proprement parlé. » Faire glisser une discipline d'Etat vers une science humaine. Voilà comment l'intelligence vient aux hommes. Voilà l'entreprise commencée par Louis Aragon à propos de la guerre d'Algérie et poursuivie au moment de pénétrer dans une culture étrangère, dans la connaissance des choses de l'Islam qui s'impose à lui comme un événement déterminant dans la vie nationale française, « pendant les jours où l'insanité du feu dévaste à nouveau les villes et les ponts sur l'autre penchant de la mer ». Quand le cœur fait mal, Aragon est Alger, il est Grenade. Ne pas avoir peur de l'Autre. Au contraire. Ouvrir les livres, qu'ils soient écrits de droite à gauche ou de haut en bas. Ne pas les brûler. Au contraire, en un même élan du cœur et de l'esprit, donner la parole à Kateb Yacine et entendre chez Boabdil l'écho d'un homme. Les deux actions impliquent de choisir le camp des vaincus momentanément - comment le savoir sur le moment ? - ou définitivement. L'histoire n'a jamais dit son dernier mot tant qu'il existera un homme pour ne pas le prononcer. De plus, lorsque c'est un poète qui choisit le camp des vaincus, nulle est la défaite. Les civilisations sont mortelles tout comme les Etats qui les écrivent. Mieux vaut miser sur la folie poétique de celui qui ne triche pas avec l'univers.