la poésie de « boucherie » née dans les tranchées de la Marne (« la der des der ») avait trouvé son chantre le plus éloquent et le plus prestigieux de la France occupée. C'était un Français d'adoption, un métèque d'origine italo-balte. Guillaume Apollinaire faisait éclater les verres par le rire quand la liqueur du colchique inondait sa nuit rhénane au bord du fleuve ivre des vignes qui s'y mirent. Sa poésie devait marquer à jamais les tout derniers des grands poètes maudits du XXe siècle, les anti-idioties, ceux qui ne voulaient pas mourir, et surtout ni bêtes ni médiocres, comme de vulgaires rimailleurs ratés, les paranoïaques correspondants des chimères. Avec Guillaume, le joli mois de mai, c'était la saison des tziganes aux espérances violentes aguichant des bateliers qui descendaient en péniche sur cette eau courante pour se prosterner le soir sur le tombeau fleuri de houx et de bruyère en fleur. La dernière demeure de Léopoldine à Harfleur. En 1956, la guerre d'Algérie battait son plein. La quatrième République était déjà chancelante. La France occupante redécouvre un grand poète anticolonialiste qu'elle tente vainement de contenir. Louis Aragon (60 ans) publiait Le roman inachevé. Certains de ces textes deviendront, peu de temps après, parmi les plus belles chansons de résistance à l'occupation et à l'oppression pour tous les peuples épris de justice et d'égalité. Le virtuose Léo Ferré devait les immortaliser. Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent Vingt et trois qui donnaient leur cœur avant le temps Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir L. Aragon. Strophes pour se souvenir, (1956) 1956, Albert Camus (43 ans), un enfant d'Algérie devenu un grand philosophe et un célèbre écrivain autant que talentueux polémiste parisien, ose défier les forces colonialistes à Alger en tenant une conférence dans la basse Casbah, au Cercle du progrès de l'Association des oulémas, sous la double menace de mort des ultras et de leurs groupes fascistes, et d'expulsion de la part d'un gouverneur frileux plus attentif aux humeurs des milieux terroristes du colonat. 1956, le jeune dramaturge Kateb Yacine (27 ans) donnait à l'Algérie et à la littérature anticoloniale universelle un de ses plus beaux romans-poèmes, Nedjma, après une production littéraire croissante, livrant à intervalles presque réguliers des poèmes, des essais, des textes journalistiques, des nouvelles et des esquisses théâtrales, mais pas l'ombre d'une taboumanie. Ils allaient dans la nuit Le cœur serré à la pensée que le pays Les verrait disparaître Terroristes. Kateb Yacine, 1957 (Entretiens sur les arts et les lettres. Rodez, Subervie, février 1957) Un généreux commun combat avait réuni les écrivains et les poètes. Les Français étaient engagés tous deux dans les réseaux de la résistance antifasciste et antioccupation durant la Seconde Guerre mondiale. Le premier était communiste, le second social-démocrate. Tous deux avaient pratiqué la résistance plus ou moins active. Quant au jeune écrivain algérien, il partageait avec Camus d'être originaire du même pays, de la même région (l'Est algérien), d'avoir la même langue d'expression écrite, une langue française acclimatée à un environnement nord-africain avec ses spécificités culturelles, langagières, comportementales, etc. Camus et Kateb se sont rencontrés une seule fois et ce fut dans une atmosphère glaciale, écrira Kateb, plus tard. C'est sans doute en avril ou mai 1947, à Paris, lors du passage de Kateb pour donner sa conférence sur l'Emir Abdelkader et l'indépendance algérienne. Depuis lors, les passerelles entre les deux n'auront jamais fonctionné. Des escarmouches indirectes et des controverses sourdes ont émaillé les productions des deux hommes jusqu'à la mort de Camus en 1960 (voir Camus. L'assassinat post-mortem. Editions Apic, Alger 2005). Avec Aragon, Kateb ne semble pas avoir eu de rapport direct. Mais il n'est pas impensable de dire qu'Aragon aura, peut-être, assisté à la conférence de 1947 de Kateb à Paris, car c'étaient les communistes qui l'avaient organisée à partir d'Alger et Alger républicain avait joué un rôle déterminant dans cette affaire à l'époque. Une conférence anticoloniale à Paris organisée par les milieux progressistes en soutien à l'indépendance de l'Algérie et en hommage à l'Emir Abdelkader, Aragon ne pouvait la rater. Se sont-ils rencontrés ? Rien ne le prouve et rien ne le nie, non plus. Mais ce qui est certain, c'est que le poème Ouverte la Voie d'avril/mai 1947 aura été publié dans Les Lettres françaises grâce à Aragon qui n'avait jamais cessé d'aider les auteurs progressistes algériens, Mohammed Dib et Kateb Yacine, en ouvrant au premier les portes des éditions Gallimard (Au café en 1956 justement et Ombres gardiennes en 1960) et à Kateb Yacine les colonnes de la prestigieuse revue Les Lettres françaises (1947). Pour Aragon, le poème en hommage aux résistants étrangers fusillés en France, Pour se souvenir, est un hommage à tous ceux qui se battent pour les idéaux d'égalité et de liberté (Arméniens du groupe Manouchian, Ousidhoum Rabah et sa brigade internationale antifranquiste ainsi que Mohamed Belaïdi, le compagnon d'espoir d'André Malraux, le brigadiste). La France qu'il peint dans son poème est la France des années quarante ; mais celle qu'il chante en 1956, c'est n'importe quel pays qui se bat pour sa libération, du Vietnam à l'Algérie, de l'Andalousie, avec son si beau poème Medjnoun, à la Tunisie, de l'Egypte, seconde patrie déclarée de Michel Butor, à la Guinée. Cette poésie est l'expression manifeste d'une montée en puissance de l'anticolonialisme dans l'intelligentsia française, qui préparera les grands mouvements d'objection de conscience et de grèves contre l'injuste guerre coloniale. Comme en 1947, en 1956, les dockers européens et français, en particulier, se proposèrent d'immobiliser les ports pour empêcher l'embarquement des troupes coloniales. L'Algérie avait des amis solidaires réels, qui ne cherchaient pas à la tutelliser. C'était mieux que la perfide fausse fraternité. Louis Aragon. Le roman inachevé (poèmes) Gallimard, Paris, 1956.