Aucun doute, l'Algérie reste à la traîne dans le monde arabe, dans le domaine de la traduction. A titre d'exemple, l'Algérie est le seul pays francophone qui n'arrive pas à traduire sa propre littérature de langue française. Les raisons sont multiples, mais faciles à cerner. Le travail des Marocains est là pour soutenir le bien-fondé de ce que nous avançons. Tahar Bendjelloun, Abdellatif Laâbi et Driss Cheraïbi ont été traduits entièrement par une équipe de traducteurs marocains. Amine Malouf lui aussi a été traduit en arabe par ses pairs au Liban, Albert Coseiri et Andrée Chedid en Egypte... Durant les années 1960, et dans un élan patriotique conjugué, syrien et égyptien, beaucoup de traductions de la littérature algérienne de langue française ont été réalisées ; depuis, aucune expérience digne de ce nom n'a été tentée. En effet, ce sont les moyens orientaux qui ont traduit nos classiques, Mohamed Dib, Kateb Yacine, Malek Haddad, Assia Djebar avec tout ce que pourrait engendrer une telle traduction en l'absence d'une algérianité en filigrane dans les textes, et qui échappe à toute effort étranger, s'il n'est pas imprégné profondément de la réalité sociale et linguistique algérienne. Les bonnes intentions de nos frères ne sont pas remises en cause, mais les difficultés objectives sont là aussi. Les dialogues par exemple viennent du terroir populaire algérien, la langue arabe classique ne pourra jamais les contenir sans un travail véritable de proximité et de « refaçonnage ». La question de la traduction est un problème crucial auquel la littérature algérienne se trouve aujourd'hui confrontée et c'est là une motivation supplémentaire aux raisons qui conduisent à une relecture des pratiques et des projets de traduction, dont l'aspiration principale est de faire connaître la littérature d'un pays. L'Algérie, dans ce domaine précisément, accuse un grand retard. Tout effort de traduction adressée à un lecteur algérien ou étranger doit nécessairement passer par cette relecture dans la perspective d'une réorganisation de la traduction et d'une capitalisation des efforts existant déjà sur le terrain. La traduction s'impose aujourd'hui comme l'outil indispensable pour permettre le passage d'une littérature vers une autre culture. Malheureusement, les causes du problème et de l'anarchie des efforts, dans notre pays, sont multiples, mais la réalité est aussi là : l'absence totale d'un effort organisé et conjugué, c'est-à-dire une stratégie. Depuis l'avènement de Naguib Mahfouz qui a propulsé la littérature arabe sur le devant de la scène internationale, le désir de connaître cette littérature s'est accru en Europe, particulièrement en France où l'histoire a tissé des liens évidents qui perdurent. Cet événement a ouvert à la littérature arabe les perspectives d'une considération et d'une renommée au plan mondial. Ce désir en Algérie devient plus qu'un désir, mais bien une nécessité. Pour un pays ouvert sur deux grandes cultures qui ont fait le bonheur de l'humanité, la culture arabo-islamique et la culture occidentale, les choses devraient être faciles dans le domaine de la traduction. Malheureusement, la réalité est autre. La richesse linguistique étant devenue une tare dans notre pays, les espaces étant enfermés et cloisonnés à l'intérieur de différents clichés, rien n'a été fait dans ce domaine. Pis même, puisqu'on se heurte au rejet catégorique de toute différence qui conduit à une lecture et à une interprétation réductrices. On peut aujourd'hui se poser un certain nombre de questions qui, faute de réponse ou par manque d'intérêt manifesté à leur égard, sont restées en suspens : pourquoi l'œuvre d'un écrivain monumental comme Mohamed Dib n'a été traduite que de façon partielle et par des traducteurs du Moyen-Orient, en l'occurrence Sami Droubi, avec toutes les insuffisances et les lacunes qu'on pourrait imaginer ? L'Algérie est-elle stérile dans ce domaine ? On est presque à un demi-siècle de l'indépendance du pays et les choses de la traduction devaient obéir à une stratégie étatique. La même question se pose pour l'œuvre de Kateb Yacine. Nedjma a été traduit par une Syrienne Malak Abyad El Issa qui a su rendre l'essentiel de ce roman, mais avec une disparition totale d'une certaine algérianité. On est en mesure aujourd'hui de se poser cette question inévitable : pourquoi les institutions culturelles du pays n'ont-elles joué aucun rôle dans la promotion de leurs littératures arabe, francophone et berbère en effectuant leur traduction dans des langues mondialement reconnues, offrant ainsi l'image d'une Algérie plurielle, capable de produire du sens et non pas uniquement du deuil et du non-sens ? Une question qui restera suspendue pendant longtemps tant que l'Algérie n'aura pas intégré, dans sa manière de voir, la traduction comme un besoin inévitable et non pas un luxe. Evidemment, réaliser une tâche de cette envergure n'est pas chose facile. Traduire et présenter à l'autre un produit de qualité exige au préalable un travail d'écoute soutenu et continu. Les expériences des traducteurs algériens, même limitées, démontrent l'efficacité d'un effort pareil. Ils ont fait de la traduction un fil médiateur qui cherche à offrir un avant-goût de ce que nous voulons proposer aux autres, quelque chose qui reste à défendre et à développer. Cela suppose aussi la préparation et l'aménagement d'un terrain dans l'élaboration duquel la traduction a un rôle prépondérant. Malheureusement ce qu'on voit aujourd'hui, ce sont des efforts qui ne dépassent pas le cadre artisanal. Le pire, c'est qu'on n'arrive pas à réaliser que les premières générations de traducteurs de référence, issus de l'époque coloniale, tels Sonieck, Mazouni, Bencheneb, Marcel Bois ou Hadjaji et autres n'ont pas de successeurs. C'est une génération qui arrive au terme de son parcours (pour les vivants au moins) sans laisser derrière elles une nouvelle génération, capable de faire encore mieux. Si nous comparons nos efforts avec ceux de nos voisins, le chemin qu'il nous reste à faire se révèle très long. Dans un pays de 30 millions d'individus, situé à 2 heures d'avion de Paris et à une seule de Marseille, on ne trouve pas ou presque pas de traducteurs professionnels effectuant le passage de la langue arabe vers le français, et vice-versa. La traduction organisée de la littérature algérienne de langue française - pour ne citer que celle-ci puisqu'il s'agit bel et bien de ça, et qui pourrait jouer un rôle de médiateur et de passerelle entre les différentes langues, permettre de réconcilier les Algériens avec leur culture, faire de la diversité une richesse et enfin permettre de faire partager cette grande littérature - est pratiquement inexistante puisqu'elle repose et jusqu'à nos jours sur des efforts personnels. Les retombées positives de cet effort de traduction, c'est d'offrir aux lecteurs algérien et étranger une matière littéraire, saisie dans sa continuité et son évolution. Mais aussi de capter les premières vibrations de cette littérature qui, sans ces textes écrits dans une autre langue qui n'avait que le statut de « butin de guerre » et sans le courage dont leurs auteurs ont fait preuve en affrontant des genres tout à fait nouveaux pour l'Algérie comme le roman et la nouvelle, serait privée de la substance qui a fait d'elle ce qu'elle est aujourd'hui dans les pratiques de trois grandes générations au moins, à compter des années 1950 jusqu'à nos jours.