Nuit. L'impossible ombre de la « tente de Dieu », le Sacré-Cœur algérois, ferme la marche. Devant, coule, à travers les entrailles d'Alger, la longue rue Didouche Mourad qui imite l'ancien chemin de piste. Chemin qui serpentait vers le comptoir maritime antique, il y a quelques siècles. Pas encore minuit. Les paupières métalliques des magasins de la rue la plus fréquentée de la capitale sont baissées. A part des cybercafés non encore concernés par le décret Ouyahia qui impose, à partir de minuit, d'éteindre les écrans sur l'humanité et le monde. Les dealers locaux de zetla écoulent les résineux fragments aux coins des escaliers et dans le ventre mal éclairé des cages d'immeubles datant du début du XXe siècle. De lourdes entraîneuses en talons vertigineux et en décolletés abyssaux quittent, pour un moment, les cabarets avoisinants pour avaler un sandwich ou une douteuse pizza à fine pâte parsemée de boulettes de viande hachée. Deux barbus en kamis offrent à leurs voisins de table, en attente de la commande, des tranches de pizza à la h'rissa dans un fast-food qui ne ferme qu'aux alentours de 3 h. Un client proteste contre l'absence de toilettes. En vain. Sinon, un homme chauve et torse nu s'improvise agent de circulation, jouant au matador avec les bolides descendant Didouche à tombeau ouvert. « Tu n'aurais pas une kalachnikov ou une cigarette ? », demande-t-il à l'un des trois jeunes en partance pour le lit et les mouches dérangeantes du petit matin. L'un d'eux vient de trouver des glaces et en remercie la planète entière. Le second revient d'un spectacle de théâtre officiel et se demande pourquoi il ne peut s'exprimer en étant qu'Algérien. Le troisième répond à l'homme chauve en offrant cigarette et mutisme. La somme des âges des trois n'atteint pas un siècle. Plus jeunes que la pierre qui les entoure et les couve. En bas, vers la place Audin, des familles entières dorment sur le trottoir, aux côtés du barrage de police qui garde sans les regarder le carrefour entre le tunnel des Facultés, le boulevard Mohammed V et Didouche. La dernière terrasse, café de l'Andalousie, a battu en retraite. Le nouveau vendeur égyptien de chawarma, réputé de bon goût en si peu de temps, nettoie son minuscule local. La cafétéria, euphémisme local pour désigner une brasserie dite « bar rouge » ou « au rouge », reste, les portes à demi-closes, la plus téméraire. Le revendeur de cacahuètes, noix de cajou, cigarettes, etc., promène sa fatigue et son couffin à travers des bars encore ouverts. « Je fais ma tournée dans le sens des aiguilles d'une montre. Toujours », dit-il. La bière nationale coûte 100 DA la bouteille, l'heure de connexion sur Internet 60 DA, un joint moyen environ 50 DA en plus des risques. Les commissariats de quartiers somnolent. La brigade de permanence, pas plus d'une dizaine d'agents, préfère ne pas voir les jeunes interpellés en début de soirée et parqués dans la cellule de garde à vue. Certains ont été coincés dans une cage d'escalier aux abords de la place Audin. La plupart partagent le sol froid pour détention d'armes blanches ou de bouts de zetla. Quand manque la place, cas fréquent, on attache le garde à vue aux tuyaux du radiateur du couloir. Deux ou trois Noirs africains sont là aussi. Sans papiers. Refusant de dévoiler leur identité. Ils partagent cigarettes, bouts de sandwich ramené par des copains des jeunes interpellés. Ils subissent de temps à autre des insultes raciales, des jets de mégots incandescents de la part de certains voisins de cellule. Là où des jeunes prostrés déversent leur hargne contre la houkouma. Les policiers, las et crevés, ne branchent pas. La société cellulaire des gardes à vue s'autonomise. Sans s'affranchir. « Alors reste le luxe suprême : dire tout le mal qu'on pense de la dawla, des flics et des indics... », raconte un rescapé de la nuit bleue. Dehors, la ville plonge tête devant dans le ventre de la nuit. Et du danger. « Je sortais d'un bar, le seul endroit où l'on peut passer un moment de nuit à Alger. Il était peut-être 2 h. Ils m'ont mis le couteau là (le jeune désigne sa jugulaire), profitant de l'obscurité d'une rue pas loin de la salle Ibn Khaldoun, là où il y a des arbres, et ils m'ont dépouillé », raconte Malik, 28 ans, qui pense s'en être bien sorti, puisque il n'a été ni poignardé ni tabassé. « Même pour aller au cyber tard dans la nuit, on préfère marcher en groupe, au minimum à deux », explique son ami, qui habite Belcourt. « Ceux qui sont à l'abri des agressions sont les gens de la nuit : les filles, les videurs, les travestis. Ils sont armés et connaissent le milieu. Les tranquilles pères de famille sont à l'abri aussi chez eux. Reste les jeunes comme nous, qui n'ont pas où aller ni les moyens de passer une soirée au Zoom (boîte branché à Chéraga) », ajoute Malik. Reste comme loisir le choix entre jouer aux cartes, fesses sur le trottoir priant que la témérité des cafards s'arrête aux frontières des moites épidermes, ou bavarder de tout et de rien, des voisin(e)s et des derniers VCD disponibles, au seuil de l'immeuble endormi. Après 10 ans de guerre qui a mangé tant de jeunes, Alger, peuple et gouvernement, offre peu à ses enfants. Sinon rien. « Le plus terrible est qu'un gars qui n'a pas encore 30 ans te dégueule son ennui et son désespoir d'exister. Nous avons vieilli avant terme », constate un habitant d'une rue parallèle à Didouche, rarement visitée par la houkouma ou l'espoir. Minuit et la baie sont derrière. On dirait que la ville a été sommairement exécutée. Vide. Silence. Noir. « Alger devrait vivre 24 heure sur 24 », proclamait un ministre, dont le siège de département fait face à une caserne centrale de la Sécurité militaire sur les hauteurs armées d'Alger. « Je ne vis pas. Je veux d'abord vivre avec des gens. Je me sens seul, car je ne peux rien dire », lâche au bord de la crise de nerfs, Saïd, trentenaire, artiste au chômage forcené, du fond de la nuit, d'Alger et de l'utérus du désespoir.