La file n'avançait pas. Trente personnes, agglutinées autour d'un bureau transparent, tentent désespérément de décrocher leur carte d'accès à bord du Tassili II . La tâche s'annonce très ardue. Les passagers du bateau Le Corse attendent aussi le fameux sésame pour passer aux formalités policières et douanières. Confusion totale. Quelle file choisir ? Celle de droite est réservée pour le Tassili II, celle de gauche pour Le Corse. Ou le contraire. L'ENMTV ne juge pas utile d'informer les centaines de passagers. Les familles flirtent avec la crise de nerfs. Hamid, étudiant à Paris, lance un pari, relevé par tout le monde. Le Tassili II, comme tous les transports publics algériens, observera le retard réglementaire, soit deux heures. Il est 10h. Les passagers du Corse patientent depuis 7h. Ils apprennent à 11h, heure officielle de départ de leur bateau, qu'il y aura un retard. Le bateau n'est pas encore arrivé. Pourtant, ils refusent de quitter la file. La tension monte. La politesse a déserté depuis longtemps les lieux. Les plaintes deviennent violentes. Les deux employés de l'ENMTV sont submergés. Ils n'arrivent pas à gérer les deux bateaux. Les passagers, en manque d'informations, s'en prennent à eux. Les deux employés s'emportent à leur tour et menacent de fermer le bureau. Nouvelle confusion et nouvelles crises de nerfs. « Si vous avez du courage, allez vous plaindre auprès de la direction. Nous ne sommes que des sous-fifres », s'irrite un salarié de l'entreprise. La direction n'a pas jugé utile de se préoccuper du sort de ses clients, pour la plupart des familles venues passer des vacances dans leur pays d'origine. A 14h 30, Hamid gagne son pari. Tassili II aura deux heures et demie de retard. « Cela fait quelques années que je fais la traversée. Je n'ai jamais pris un avion ou un bateau qui soit parti à l'heure. C'est peut-être ça le label algérien », se moque gentiment Hamid. C'est la faute à l'ordinateur Le Tassili II largue enfin les amarres. C'est parti. Une heure après le départ, Tassili II croise Le Corse. On plaint les passagers dans le port d'Alger. Leur embarquement risque de durer encore longtemps. Sur le Tassili, le soulagement se fait tout de suite sentir. A la réception de la seconde classe, c'est encore la cohue. « Je ne comprends plus rien. J'ai payé pour avoir une cabine. Je ne laisserai pas ma femme et mes enfants dormir dans le couloir. Sur ma carte d'accès, c'est inscrit cabine 573, mais il y a déjà une famille dans la cabine ». Mourad est ferme. Le réceptionniste semble dépassé. Les mêmes cabines ont été attribuées à plusieurs familles. Après plusieurs essais infructueux pour trouver des cabines libres, le réceptionniste croit détenir enfin la vérité. « Il ne faut pas nous en vouloir, c'est la faute à l'ordinateur. On verra ce qu'on peut faire pour réparer cette erreur. » « Il n'y a rien à voir. Vous avez fait de la surréservation. En d'autres termes, ce n'est pas le logiciel qui est en cause mais vous. Vous êtes gourmands, vous nous voyez comme des euros marchants », s'indigne Mourad. Les employés de bord refont à plusieurs reprises le compte des places disponibles. Une cabine est enfin trouvée pour Mourad et sa jeune famille. Ses enfants se sont endormis sur les escaliers. Comme de nombreuses autres familles. Sea, sun and wind Les halls deviennent très vite exigus. Les places les plus éloignées des passages sont occupées par des familles entières qui ont étalé leur tapis pour marquer leur territoire. « Pour les familles nombreuses, il est plus intéressant de réserver en 3e classe, fauteuils, et de passer une nuit à même le sol que de débourser l'équivalent d'une nuit d'hôtel. Une nuit est vite passée, surtout sur un bateau », explique Samia, bénévole pour le remplissage des fiches de police, selon sa propre expression. « J'ai l'habitude de remplir les fiches de presque le tiers des passagers, surtout en hiver. Ceux qui prennent le bateau l'hiver ne sont pas les mêmes que ceux de l'été. La plupart sont des personnes proches de la retraite, analphabètes et plutôt manuels », analyse la bénévole. Il faut donc slalomer entre les tapis pour arriver au self, une cantine aux prix très abordables. Assez grand, le self a de très belles vitres à l'avant. Inutile de chercher une place libre, tous les sièges sont occupés. Le vent, très fort, a fait fuir tous les amoureux de la mer qui ont trouvé refuge dans l'unique espace commun. Les quatre postes de télévision diffusent des comptes rendus du Championnat du monde d'athlétisme. Des grappes humaines autour des télés suivent les exploits malheureux des sportifs algériens. L'échec de Saïd Guerni ne suscite aucun commentaire. On préfère souligner le record du monde de la Russe au saut à la perche. Etrangement, aucun mot sur la politique. Les discussions tournent autour des vacances et de la prochaine rentrée scolaire. « C'est toujours la même chose. Chaque année, je me dis que c'est la même anarchie, le même désordre, mais je reviens toujours passer mes vacances en Algérie. Un jour, j'irai ailleurs. Pour voir d'autres pays. Cela coûte très cher de passer ses vacances en Algérie, surtout si on n'a pas de voiture sur place », se plaint Moussa, 24 Marseille-Alger à son actif. Et de prendre rendez-vous pour juillet 2006. Arrivée à 10h30 au lieu de 7h comme indiqué sur le billet. La grogne n'a pas fini. Les derniers passagers véhiculés embarqués sont les premiers à quitter le bateau. Les formalités administratives prennent moins de deux minutes. Un unique fonctionnaire contrôle les passeports et adieu le port de Marseille. Il reste près de 800 km pour remonter jusqu'à Paris. Mais cela est déjà une autre histoire.