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Les communistes (français et algériens) et les massacres du Constantinois, mai-juin 1945 (2e partie)
Publié dans El Watan le 03 - 09 - 2005

L'analyse communiste : « cent seigneurs » de la colonisation et « agents provocateurs » (16)
Ces précisions données, essayons de retracer, jour par jour, les réactions communistes. La réunion hebdomadaire du bureau politique qui a lieu le 10 mai n'évoque pas les « événements »(17). Si, comme c'est assez probable, cette réunion a eu lieu le matin, on peut estimer que c'est dans l'après-midi de ce même 10 mai que la direction du PC a pris connaissance des faits. Le 11, en tout cas, L'humanité reprend sans commentaires un communiqué du gouvernement général dénonçant des « éléments troubles d'inspiration hitlérienne » (18). Seul le titre adopté - « A Sétif, attentat fasciste le jour de la victoire » - dit déjà l'orientation qui aura cours dans les jours suivants. Le lendemain, 12 mai, paraît le premier article de commentaires : « Après les incidents de Sétif. Où veut-on mener l'Algérie ? » Dès ce moment, l'argumentaire est en place. Le journal dénonce en tout premier lieu les « méthodes employées en Algérie pour affamer en premier lieu les populations musulmanes », méthodes sciemment programmées par la « cinquième colonne » (les gros colons et l'administration) afin de dresser ces populations contre la France. Ces éléments s'appuient sur des « provocateurs » (formule qui vise les nationalistes algériens) et veulent profiter de la situation ainsi créée « pour écraser les éléments démocratiques de la population et, en conséquence, instaurer en Afrique du Nord une dictature militaire, fasciste, versaillaise, qu'on pourrait diriger, le cas échéant, contre le peuple de France ». L'ampleur de la répression paraît ignorée : « On compte des morts », écrit le journal... Mais cette formule est immédiatement suivie de 10 lignes censurées, ce qui nous met dans l'impossibilité de savoir quelle information exacte possédait la rédaction à ce moment. Le 13 mai, le journal titre : « Il est juste temps de réparer des erreurs criminelles ». Les vichystes sont de nouveau accusés de « nuire à l'union des populations de l'Afrique du Nord avec le peuple de France ». La dénonciation de la répression, par exemple la mise en place de milices, figure dans l'article. Dans la recherche des responsabilité, L'Humanité conteste la version officielle : « Et voilà qu'aujourd'hui, poursuit l'article, le gouvernement général rejette l'entière responsabilité des troubles uniquement sur des éléments musulmans », thèse absurde et dénoncée comme telle. Mais le journal communiste ajoute immédiatement : « Qu'il y ait parmi eux quelques hitlériens, c'est d'autant plus évident que le chef pseudo-nationaliste tunisien Bourguiba était en Allemagne au moment de la capitulation hitlérienne et vient d'arriver dans un pays d'Afrique du Nord. » C'est la vieille théorie colonialiste des « meneurs », habillée d'une phraséologie antifasciste. Il est logique dans ces conditions que le quotidien communiste appelle à la répression contre ces hommes : « Ces agents provocateurs sont parfaitement connus de l'administration algérienne (...) Or, on ne les a pas arrêtés ! Il est clair que dans ces conditions, les troubles ne pouvaient qu'éclater. » Le 10 mai, une délégation de communistes algériens auprès du gouverneur général dénonce les « agents hitlériens du PPA » et demande explicitement des arrestations (19). Le 19, L'Humanité, pratiquant toujours l'amalgame, renvoie dos à dos « les tueurs hitlériens ayant participé aux événements du 8 Mai » et « les chefs pseudo-nationalistes qui ont sciemment essayé de tromper les masses musulmanes, faisant ainsi le jeu des cent seigneurs dans leur tentative de rupture entre les populations algérienne et le peuple de France ». En confrontant textes publics et textes d'archive, on constate que, chaque jour, l'information paraît de meilleure qualité. Il est probable que la direction du PCF a enfin reçu des informations indépendantes et précises sur l'étendue de la répression une semaine après le début des « événements ». Le 15 mai, L'Humanité fournit à ses lecteurs des informations plus précises, par exemple l'utilisation des avions de bombardement. Elle titre : « Donner du pain et non des bombes ! » Lors d'une session, déjà citée, du comité central, le 18, André Marty fait un récit assez bien informé. Il dénonce les violences subies par les Européens : « Rien que des petits, des gardes forestiers, des gardes champêtres, des petits colons. Les gros colons étaient prévenus et étaient tous dans les villes. » Mais il réserve également une partie de son discours à une dénonciation bien documentée des exactions françaises : « Intervention des automitrailleuses, des tanks, de l'aviation, et les morts ramassés en charniers à l'exemple des photos que l'on montrait tout à l'heure(20). Des enfants de morts empilés. A Alger, on appelle maintenant ces régions les régions dévastées. Il n'y a plus rien, plus de villages et les quelques femmes et gosses, qui restent et errent dans les rues, sont arrêtés, envoyés à Port Royal et laissés sans manger. Voilà la situation. Ça va même jusqu'à la frontière tunisienne. Je crois que depuis 71, nous n'avons pas eu d'événements aussi graves. »(21) Le lendemain, 19 mai, L'Humanité veut se faire l'écho de ces informations. L'article originel est très accusateur. Mais il y a de nombreux passages censurés. Par bonheur pour l'historien, la direction du PCF a, ce jour-là, décidé de distribuer un tract reprenant l'intégralité de cet article(22) (les passages censurés figurent ici entre parenthèses) : « Le communiqué du 15 mai du ministère de l'Intérieur relatait une centaine de morts au cours des tragiques événements qui ensanglantent les régions de Sétif et Guelma. Malheureusement, ce chiffre est très loin de correspondre à la réalité. (On compte effectivement une centaine de morts européens ; mais un officier d'état-major a estimé à plus de 6000 les victimes musulmanes de la plus bestiale répression qu'ait connue l'Algérie.) Sur une distance de 150 kilomètres, de Sétif à la mer, la loi martiale est proclamée. (Les tribunaux d'exception fonctionnent sans arrêt). Les musulmans des campagnes qui n'ont pas pris la moindre part aux agissements d'une poignée de tueurs à gages, dont les chefs sont connus comme mouchards de Berque, directeur des Affaires musulmanes, sont pourchassés. (Comme des bêtes - faire feu sur le burnous -, tel est le mot d'ordre officiel.) La légion étrangère, les tirailleurs sénégalais et marocains, l'artillerie, la marine et l'aviation mènent une vaste opération de représailles, (semant dans les villages la terreur et la dévastation ; cependant que les civils européens - dont tous les vichystes - sont armés, ont le droit de tirer à leur gré sur tout musulman qu'ils rencontrent). » Ce chiffre de 6000 morts, certes en-dessous de la vérité établie depuis, ces détails précis, montrent qu'à ce moment les communistes sont enfin en possession de nombreux éléments de la réalité. On peut du reste s'interroger : si L'humanité, alors premier tirage de la presse quotidienne, avait pu, le 19 mai 1945, informer ses lecteurs et les centaines de milliers de militants communistes de l'ampleur de la répression, n'y aurait-il pas eu des réactions plus vives dans la population française ? Poser la question, c'est y répondre. Mais c'est justement pour cela que la censure existait... D'où vient alors ce retour sur la thèse des responsabilités partagées ? Dans l'adresse du CC du PCF au CC du PCA, en date du 18 mai(23), les formules, toujours aussi dénonciatrices contre les « cent seigneurs » et les agents de l'administration, sont certes adoucies contre les nationalistes, « agents directs ou inconscients dans certains milieux musulmans ». Mais le pire est à venir. Le 31 mai, l'irrémédiable est écrit : « On apprend l'arrestation, après les événements du département de Constantine, de Ferhat Abbas(24), conseiller général, président du comité des Amis du manifeste. Une mesure identique a été prise à l'égard du docteur Saâdane(25), membre du comité directeur de la même organisation. Il est bien que des mesures soient prises contre des dirigeants de cette association pseudo-nationale, dont les membres ont participé aux tragiques incidents de Sétif. » Ainsi, dans ce journal qui avait pour but, pour fonction, pour mission de porter la dénonciation de la répression coloniale, on s'est réjoui, ne serait-ce qu'une courte période, de l'arrestation de patriotes algériens. Un système d'explication parfois mis en avant par les communistes a été la « maladresse » de certaines formules journalistiques ou l'étroitesse d'esprit de responsables locaux, en particulier en Algérie. Dans son ouvrage sur la mystérieuse Section coloniale du PCF(26), Pierre Durand reporte la responsabilité principale sur Amar Ouzegane, « secrétaire du PCA, qui se montrait très hostile aux nationalistes algériens », du reste exclu de ce parti trois années plus tard(27). Paris aurait envoyé Léon Feix, ancien secrétaire de la délégation du PCF à Alger, pour redresser cette ligne. On ne retrouve pas trace dans les archives de ce voyage de Léon Feix. Par contre, le 22 mai, le secrétariat décide d'envoyer Auguste Touchard, Arthur Musmeaux et Demusois, pour une mission « de trois semaines à un mois »(28). On perd la trace ensuite de cette mission. Quoi qu'il en soit, ce système de défense paraît bien fragile. En effet, ramener une erreur de jugement aux seuls sentiments antinationalistes d'Ouzegane, qui plus est un exclu, tare indélébile dans la culture communiste de cette période, paraît une réponse un peu inélégante.
Inélégante, mais surtout erronée
Il faut d'abord rappeler que, dès le 10 mai, c'est une délégation commune du PCA et des représentants en Algérie du PCF qui est reçue au gouvernement général par M. Alduy, chef de cabinet. Si Ouzegane en fait partie, il est accompagné par Victor Joannes, Neveu et Paul Caballero. Le communiqué publié à l'issue des entretiens dénonce comme toujours en cette période les « seigneurs fascistes de la colonisation » et autres « hauts fonctionnaires vichyssois », mais également les « agents hitlériens du PPA »(29). De même, un premier éditorial d'analyse, signé Michel Rouzé, dans Alger républicain, le 13 mai, renvoie dos à dos ces deux « fauteurs de divisions raciales ». Même langage, en tout cas les premiers jours, à Paris. L'examen des archives, aujourd'hui possible, disqualifie la thèse de la différence d'analyse PCA/PCF. L'étude des travaux du comité central en date du 18 mai 1945, par exemple, montre qu'il y avait convergence des avis sur la question algérienne(30). Trois orateurs évoquent la situation en Algérie : André Marty, qui y a vécu longtemps et qui est déjà le spécialiste des questions coloniales à la direction, Henri Lozeray, homme de l'ombre, permanent de longue date de la section coloniale, et Maurice Thorez. On est d'ailleurs un peu surpris de la faible place accordée par cette instance aux événements d'Algérie, alors en cours. Seul Marty est vraiment prolixe. Les deux autres n'évoquent l'Algérie qu'au passage(31). Or, la tonalité, dans ces trois interventions, est la même que celle du discours public. Elle est même aggravée. La confidentialité des débats permet aux orateurs d'exprimer le fond de leur pensée. Tout est vu non à travers la situation algérienne, mais en fonction de la réalité métropolitaine. Le thème de la provocation, visant à isoler ou, au moins, à gêner le PCF, est central. Maurice Thorez donne le ton : « Nous devons être très attentifs, vigilants, les événements si graves d'Algérie, je n'insiste pas, c'est une provocation politique. » Marty est plus catégorique encore, il évoque des « éléments provocateurs parmi lesquels il y a de véritables bandits hitlériens ». Certains éléments du PPA sont qualifiés de « tueurs ». Marty conclut, sans diplomatie : « Il faut bien se souvenir que les chefs du PPA font partie de la même bande qui (un passage non reproduit dans le tapuscrit) et qui étaient des hitlériens. Et bien, ce sont les mêmes types. Ce Messali est une fripouille de la petite espèce. Ce sont ces gens qui sont des provocateurs auxquels il est permis d'organiser le mouvement, en général, ce sont des mouchards de la police. »32 Aucune voix ne s'élève pour combattre la ligne dure adoptée, ou même demander à la nuancer.(A suivre)
Notes
(16)Cette analyse est basée sur l'étude attentive, ligne à ligne, de L'Humanité de mai et juin 1945 (les principaux articles sont reproduits in extenso dans mon livre L'Humanité et la question coloniale, 1904-2004, qui vient de paraître aux Ed. La Dispute) et sur des sondages dans la presse communistes ou paracommuniste française (Ce Soir, France d'abord, Le Peuple, La Vie ouvrière... ). Par contre, je reconnais que je n'ai pas étudié suffisamment la presse communiste ou para-communiste algérienne (Liberté, Alger Républicain). Enfin, il serait du plus haut intérêt d'avoir accès aux archives du PCA... si elles existent.
(17)BP du PCF, réunion du 10 mai 1945, Note HV 26 ex 11-V-45 C. Archives du PCF, Archives départementales de la Seine-St-Denis, Bobigny (en cours de classement).
(18)« Des éléments troubles d'inspiration hitlérienne se sont livrés à Sétif à une agression à main armée contre la population qui fêtait la capitulation hitlérienne. La police, aidée de l'armée, maintient l'ordre. »
(19)Alger Républicain, 12 mai.
(20)C'est là une information intéressante : si des photos étaient en possession des dirigeants communistes de Paris le 18 mai, c'est que d'autres courriers avaient pu parvenir.
(21)André Marty, intervention citée.
(22)Ce tract figure dans les archives du PCF.
(23)L'Humanité, 20 mai.
(24)Ferhat Abbas, élu dès 1935 conseiller municipal de Sétif, fut à l'origine, durant la Deuxième Guerre mondiale, de la rédaction d'un mémoire intitulé L'Algérie devant le conflit mondial, sous-titré Manifeste du peuple algérien, ce qui lui valut un grand prestige au sein de la population algérienne. Plus tard, premier président du GPRA (1958-1961).
(25)Chérif Saâdane, médecin à Biskra, était dès l'avant-guerre un leader nationaliste très connu.
(26)Cette mystérieuse section coloniale le PCF et les colonies (1920-1962), Paris, Messidor, document, 1986.
(27)Pierre Durant cite les attendus de l'exclusion d'Ouzegane : « Il a été, de 1943 à juillet 1946, le principal responsable d'une politique qui a gêné considérablement le rassemblement de tous les mouvements nationaux progressistes d'Algérie contre le colonialisme » (Liberté, 29 janvier 1948).
(28)Secrétariat du PCF, réunion du 22 mai 1945, note HV 23 ex 15-V-45 S. archives du PCF, archives départementales de la Seine St-Denis, Bobigny (en cours de classement).
(29)« Les propositions du parti communiste », Alger républicain, 12 mai.
(30)Comité central du PCF, Paris, 120 rue La Fayette, 18 mai 1945, Doc. cité.
(31)Il semble cependant que Lozeray ait demandé un débat et que Marty ait refusé : « J'ouvre une parenthèse pour dire à Lozeray que je pense que le Comité central ne discutera pas aujourd'hui la question des troubles qui ont eu lieu en Afrique du Nord. » Mais aucun argument ne vient justifier ce refus.
(32)André Marty, intervention citée.


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