Avec Hogra, fraîchement publié chez Dar El Gharb, Bouziane Ben Achour vient de livrer le dernier opus de ce qui désormais constitue un triptyque entamé avec Dix Années de solitude et poursuivi avec Sentinelle oubliée. Déroulant une saga de petites gens, de sans grades, cette trilogie est un chaleureux hommage à tous les anonymes ou, plus exactement, aux antihéros d'une ingrate chronique des jours, avec en toile de fond l'histoire de 40 années post-indépendance. De la sorte, si, à l'instar des deux premiers romans, Hogra décrit par le menu le gâchis de ce segment de l'histoire nationale à l'échelle des individus les plus vulnérables, il y ajoute le jugement en en caractérisant la quintessence dès son titre. Mais qu'on se rassure, ce néologisme tant galvaudé depuis octobre 1988 n'est présent chez Ben Achour qu'une seule fois dans le texte, comme par pudeur. Ainsi, s'il est question de déboires d'individus, il est surtout rapporté avec une rare pénétration leurs fêlures dans ce qu'elles ont de plus bouleversant. Cela étant, Hogra n'en raconte pas moins une contre laquelle s'insurge Mourou Derbda. Cet homme, un comédien à la retraite, s'est pris d'être « l'empêcheur de tourner en rond à Sidi Béchar », un populeux douar-lotissement situé à la périphérie d'Oran. Ce n'est pas parce que Mourou serait au chant du cygne comme l'illustre personnage de Tchékov. Ce n'est également pas parce qu'il a été un permanent second rôle au théâtre qu'il s'est mis en tête d'en camper un dans la vraie vie. Lui, ce qui l'enflamme, c'est l'exaltante mission « de perpétuer le combat de ceux qui ne peuvent plus y prendre part ». Il est davantage Don Quichotte mais sans l'extravagance, sans folie furieuse. Il l'est mais en situation de légitime défense comme pour les personnages de Dix Années de solitude et Sentinelle oubliée, des personnages principaux qui étaient féminins. Mais, n'en disons pas plus. Notons cependant que l'intrigue qui donne corps à l'œuvre relève toujours davantage de la situation que de l'intrigue proprement dite. En effet, Ben Achour nous expose, encore une fois, une situation au paroxysme de la crise, un conflit sans issue, semblable exactement à ceux qui s'achèvent dans la réalité nationale par des débordements et le recours à la violence contre de préférence ce qui symbolise l'Etat. Cette constante dans le triptyque fait en définitive que ce qui importe, c'est moins ce qui arrive dans l'intrigue que la narration de ce qui est arrivé bien avant elle. De la sorte, cette dernière se réduit, au gré de ses bifurcations, à un prétexte pour déboucher sur une galerie de portraits de personnages de tout acabit, des plus tristes aux plus émouvants en passant par les plus pittoresques, avec cependant, cette fois, relativement moins de déterminisme dans la trajectoire de leur destinée. Ces personnages représentatifs de la société « d'en bas » sont ainsi décrits autant par leur vie intérieure que par leur extériorité ; les tics et les manières en disant sur eux parfois plus longs que leurs tourments intérieurs. Leurs patronymes également. A ce propos, le lecteur sera surpris par plus d'un, Ben Achour s'étant de son propre aveu offert le plaisir d'en cueillir de croustillants dans un vécu qui dépasse parfois la fiction en imagination. Enfin, pour ceux qui ont déjà connaissance des deux premiers romans, ils ne manqueront pas de constater qu'avec ce dernier, le romancier s'est affirmé plus sûrement. D'une part, le récit n'a plus rien de laborieux, investissant avec souplesse les méandres de la vraisemblance. D'autre part, le style s'est dépouillé des fioritures qui font le plaisir de la lecture de ses succulents articles de journaliste, le métier d'écrivain prenant résolument le dessus. Ben Achour s'est ainsi interdit de donner aux lecteurs qui connaissent sa signature ce qui les met en appétit à travers ses écrits dans la presse. Il n'empêche de beaux restes de parfois sourdre à point nommé. Hogra ? A lire pour le plaisir.