Le roman est-il incompatible avec l'Histoire (grand H) ? Il n'est nullement nécessaire de rappeler que la question du rapport littérature-Histoire est très classique. Pourtant, rien n'empêche de remarquer qu'elle revient à chaque fois, et de manière très nuancée, dans les grands débats et avec insistance. C'est vrai que la relation est très compliquée et à chaque fois elle nous renvoie à nous-même, à notre vie turbulente où les effacements et les exclusions de mémoires sont devenues monnaie courante. Pourtant, on est tenté de dire oui et non à cette incompatibilité. Tout d'abord oui, puisqu'on ne peut pas échapper à l'évidence que le roman est l'antipode de l'Histoire, puisqu'il travestit tout ce qu'il touche et crée sa propre histoire (petit h). Pour le roman, l'histoire n'est jamais un domaine sacré et c'est exactement de là que les débats émergent et prennent forme ; ils veulent faire du roman un lieu de résonance de toutes les vérités (?) de la société même si chaque vérité visible en cache une autre enfouie dans les mémoires. Et par définition, le roman est l'art du possible imaginaire, dont la liberté de dire et de faire forme la pierre angulaire du processus de l'écriture. Peut-être que l'universalité du genre vient du fait de sa capacité d'absorber, et à sa manière inimitable, tous les éléments qui forment la vie. De ce fait, il devient la vie elle-même puisque tous ses parcours compliqués engendrent une vie atypique (la naissance du roman). Toutes les écritures sont atypiques, sinon elles ne sont pas écriture mais répétitions constantes et monotones. Il est aussi transgression de toutes les assurances. Rien n'est acquis au préalable, tout reste à faire, même pas ses formes ancestrales qui sont bouleversées à chaque pratique marquante : la forme pop de Don Quichotte met en relief une nouvelle forme inexistante, mais aussi les grandes inquiétudes du moment, dans un contexte qui n'est pas a-historique. Une forme qui transgresse les acquis de la littérature chevaleresque, déjà installée depuis des siècles sur un socle de pratiques qui n'ont jamais été remises en cause. La forme linéaire de Balzac ou de Zola ou même celle d'un Flaubert acquis entièrement à la modernité n'a strictement rien à voir avec la forme en spirale de Marcel Proust (A la recherche du temps perdu) qui a bouleversé toutes les définitions précédentes du roman ; ou le roman latino-américain très imprégné par un réalisme merveilleux, dont Monsieur le Président ou le Pape vert d'Aturias et Cent ans de solitude ou l'Automne du patriarche de Gabriel Garcia Marquez ne sont que des exemples d'une forme romanesque en pleine déperdition. La littérature anglo-saxonne, partagée entre assurance et enthousiasme pour le classicisme anglais jusqu'à la fixation sur les acquis littéraires autochtones, se plie devant la force littéraire d'un Ulysse ou Les gens de Dublin de James Joyce où il est très difficile de lire l'Histoire, même si le titre d'Ulysse par exemple est déroutant, l'Histoire est en filigrane, un rayon très fin caché sous un cumulus de mots. Cette forme romanesque n'est pas l'apanage des pays développés. Aucune logique courante. Il peut émerger différentes formes dans les pays les plus reculés de la planète ou sous le poids des dictatures les plus infâmes : Ismaïl Kadaré et Kundéra ne sont que des exemples réducteurs. Or l'Histoire (avec un grand H) est tout à fait autre chose. Elle est le lieu par excellence de toutes les assurances, même si on est convaincu d'avance que les choses ne sont pas si évidentes et si claires. Ceux qui écrivent l'Histoire ou les Histoires ne sont pas à l'abri des contraintes politiques ou idéologiques qui font de leurs vérités absolues des lieux de lectures contradictoires. La liberté de l'historien est dépendante de tout un entourage et n'est en finalité qu'une version parmi tant d'autres possibles. Certes, il y a chez l'historien, une tendance de présenter sa vérité comme la plus sûre et la plus vérifiée. Pourtant, ce n'est pas si simple que ça. Qui peut nous dire aujourd'hui, nous communs des mortels cherchant vainement la vérité, comment les purges dans notre histoire ancienne ou moderne ont façonné notre manière de voir et de faire d'aujourd'hui ? Qui a vendu Jugurtha à ses détracteurs ? Comment ce dernier a-t-il défendu ses choix ? Comment le corps de Syfax a-t-il été déchiqueté par son frère ennemi Massinissa ? Quels ont été ses derniers mots ? Silence magistral. C'est trop ancien dites-vous ? Alors pourquoi a-t-on assassiné Abane Ramdane ? Qui a donné l'ordre d'exécution et de cette façon barbare (à croire Benjamin Stora) ? Qui était derrière la machination de l'Histoire en imaginant une scène des plus nobles de son martyr (le journal El Moujahid de 1957 décrit la mort dans une embuscade, de Abane Ramdane, tombé au champ d'honneur). Nos grands qui ont dirigé avec courage la révolution de libération et qui sont toujours là, pourquoi évitent-ils de dire cette vérité cachée ? Pourquoi ne demandent-ils pas pardon à l'Histoire. Une réconciliation avec notre histoire récente s'impose avec force. Mais cela, c'est une autre histoire qui demande beaucoup de courage ; et le confort des uns et des autres rend chose caduque, il l'efface et justifie toutes les imperfections de l'Histoire. Le pardon est un acte historique, une pratique accumulative qui dit et replace avec courage les vérités bannies, toutes les vérités. Le pardon se construit dans le temps, il n'est jamais une décision simple et isolée. Une société qui baigne dans le mensonge fera des bonnes intentions son fonds de commerce et ce n'est pas grave si elle change le fusil d'épaule à chaque fois. Qui peut donc dire ces vérités déchirées, malmenées et lézardées, sinon le roman ? L'Histoire reste collée aux pratiques de ses acteurs et les faits racontés ne dépendront que d'eux. Une vérité historique n'est transgressée que difficilement et avec des retombées graves et des déceptions incalculables qu'il faut inévitablement assumer. On croit toujours aux finalités de l'Histoire, cela réconforte nos consciences bien formatées. Le roman nous renvoie à notre propre décadence et nos déceptions, c'est-à-dire à notre propre histoire dans toutes ses contradictions et ses douleurs les plus enfouies.