Ecrire en arabe (en Algérie) et s'aligner sur une modernité vivante et productive, c'est tout simplement accepter d'être un Don Quichotte qui se bat contre les moulins de l'ingratitude et s'installer dans le rang de la minorité. C'est assez paradoxal dans un pays qui a arabisé ses systèmes scolaires depuis au moins trois décennies ? Je m'explique. Je parle de minorité en terme de lecture et de consommation littéraire. En l'absence de toute tradition de lecture, un livre qui sort en langue arabe directement des imprimeries a peu de chance de trouver son public naturel et ciblé. Les raisons sont multiples. Il y a d'abord l'absence de toute promotion du livre puisque on jette ce dernier sur les étalages comme un sac de riz et on attend que la personne intéressée se manifeste. On oublie vite que le livre mérite plus d'égard, une promotion minimale. Découvrir de nouveaux talents renvoie inévitablement à un travail souterrain d'envergure. Et puis il y a le grand problème, celui de l'école. Un problème presque organique de tout le système de gouvernance. L'école ne produit, et jusqu'à aujourd'hui, qu'une espèce hybride ni arabophone ni francophone, en effaçant du coup la mémoire familiale censée préserver l'enfant de tous les avatars de la vie en la remplaçant par une mémoire artificielle qui s'érige soudain en ennemi de la pensée et de la raison critique. Il n'est nullement important de rappeler que la langue arabe a, depuis les années soixante et soixante-dix, repris la place qui lui revenait de droit et ce n'est que justice de l'histoire. Le passage à la langue arabe dans l'ensemble du système éducatif, scolaire et universitaire lui a permis de se mesurer aux autres langues et de tester son pouvoir d'absorption des réalités et des exigences de la modernité. Toute une génération d'Algériens travaille aujourd'hui dans cette langue et fait d'elle son moyen de communication. Ce qui manque justement c'est de dresser un vrai bilan de cette entreprise, non pas pour remettre en cause cet acquis mais pour mettre en lumière les problèmes cruciaux consécutifs à cette arabisation décidée, hélas, sur la base d'un projet d'exclusion des autres composantes linguistiques algériennes. Une question cruciale se pose aujourd'hui à l'école algérienne et qui détermine les fondements de la lecture elle-même : la langue arabe est- elle fatalement liée à la religion ? Pourquoi ne pas examiner de plus près cet énoncé dont on peut aisément vérifier qu'il n'a aucune historicité, aucune raison d'être ? C'est même une absurdité dont l'école algérienne est la première victime. Pourtant ce n'est pas la bonne littérature arabe qui manque. Une histoire difficile, mais elle a au moins le mérite d'exister. Un seul coup d'oeil hâtif confirme aisément ce que j'avance. Un homme comme Rédha Houhou est aujourd'hui incontournable, lui qui par son instinct d'homme de lettres, par sa culture cosmopolite, a donné vie en 1947, à tout un genre littéraire, le premier roman de langue arabe : Ghada Um-el-Qura. Beaucoup de choses ont été dites à propos de ce texte, mais il n'en reste pas moins qu'il s'agit de la toute première expérience tentée en direction d'un genre littéraire foncièrement occidental qui était considéré à l'époque comme un sous-genre par rapport à la poésie arabe. Rédha Houhou a été le premier à remettre en cause les convictions injustifiées de la littérature arabe en Algérie, même s'il a eu un prédécesseur en la personne du poète, Ramadane Hammoude, mort très jeune et dont le parcours ressemble étonnamment à celui du grand poète tunisien Aboul Kacem Chaabi. Nul autre que Hammoude, dans les années vingt, n'a eu l'audace de dire comme il l'a fait dans son livre Grains de vie, que la littérature devrait aussi se regarder dans le miroir de la littérature universelle afin qu'elle puisse s'examiner et se mesurer. Malheureusement l'idée du renouveau est restée à l'état embryonnaire chez Ramadane Hammoude et ce n'est qu'avec Rédha Houhou qu'elle a pris de l'ampleur et s'est exprimée malgré le poids de la puissante association des Oulémas, traditionnelle et statique autour de laquelle Rédha Houhou et la plupart des intellectuels arabophones de l'époque gravitaient. Le grand mérite de Rédha Houhou n'est pas d'avoir écrit un grand roman, puisque Ghada um al Kura ( La belle de la Mecque) n'en est pas un, mais bien plutôt celui d'avoir osé, à l'instar de H. Haykal qui publia en 1914 en Egypte le premier roman arabe ( ?) ouvrir la voie de la narration à d'autres auteurs. Au bout de quelques années, il sera relayé par une nouvelle génération d'écrivains enracinés dans le terroir littéraire arabe et international tels que Abdelhamid Benhaddouga qui a donné aux revendications de Rédha Houhou sur le thème de la femme et du genre une certaine légitimité et puis Tahar Watar qui a revisité l'histoire algérienne contemporaine avec beaucoup d'audace critique et de force. Une écriture empreinte de guerre et de social, faisant appel à une esthétique classique, balzacienne ou zolienne dans son ensemble, qui brosse la grande fresque d'une Algérie en plein rêve. Même limitées, les traductions récentes en langue française d'une partie de cette littérature ont permis de mettre en relief les nouvelles préoccupations d'une écriture qui s'inscrit dans le questionnement universel. Durant les dernières décennies, des années quatre-vingt à nos jours, le lecteur français ou francophone a pu enfin découvrir les qualités indiscutables de cette nouvelle écriture essentiellement romanesque : Abdelhamid Benhaddouga, Tahar Wattar, et particulièrement Merzac Bagtache, Djilali Khallas, Mostefa Faci, Said Boutagine, Ahlam Mostaghanemi et d'autres qui, à travers leurs textes, ont osé défier les certitudes sociales et littéraires. A ces grands noms de la prose, viennent se joindre les noms d'autres écrivains qui restent méconnus du public francophone et même arabophone puisque le mutisme du livre scolaire à leur endroit fait qu'aucun d'entre eux ne figure au programme de l'enseignement de la littérature. Cette nouvelle génération, encore invisible, remet en cause, par un travail littéraire très important, l'ordre établi des choses. Des noms comme Hamid Abdelkader, Mufti Bachir, Fadila al-Faouk et d'autres ont pu, dans un laps de temps très réduit, bouleverser toutes les certitudes en s'appuyant prioritairement sur la dimension littéraire de l'écriture et sur le travail artistique de l'écrivain, tout en accablant de critiques une société qui n'offrait plus ou presque plus d'alternative.