L'histoire telle qu'elle nous a été officiellement présentée, notamment la partie se rapportant à la biographie des hommes qui l'ont faite, souffre de deux importantes lacunes : un ostracisme envers certains acteurs et une description « lisse » et panégyrique envers d'autres. Bien entendu, le re-traitement de notre histoire nationale passe par un certain nombre d'impératifs : rigueur sans faille dans la conservation et le traitement des archives, l'émergence d'historiens indépendants et utilisant les méthodes les plus objectives et éloignement non dans le témoignage mais dans l'écriture de l'histoire, des acteurs ayant eu à participer aux différents événements. Le président Bouteflika a, le premier, eu l'audace de briser certains tabous en permettant la tenue d'un symposium sur saint Augustin et en réhabilitant de fait Messali Hadj, celui qui a dirigé et encadré le mouvement indépendantiste algérien, jusqu'en 1954. S'agissant de ce dernier, une biographie sérieuse, objective, s'appuyant sur les faits, pesant les éléments positifs et négatifs du personnage et de son action reste à écrire. L'un des autres grands acteurs des mouvements qui ont préparé l'éveil et la reconnaissance de la pensée algérienne, frappé lui aussi d'ostracisme, est le grand islahiste(1) Tayeb El Okbi. Le contexte historique Au cours des années 1920, l'Algérie commençait à s'éveiller de manière progressive aux idées nouvelles d'Islah(2) et de Nahda(3). Aussi, dès 1920, la ville de Constantine devint un centre d'enseignement et de renaissance culturelle par le biais du cheikh Ben Badis. Parallèlement, à Biskra, le cheikh El Okbi, de retour du Hidjaz, commençait à donner des cours d'exégèse coranique et à expliquer la nécessité d'une réforme (Islah) en s'appuyant sur les idées du mouvement de Djamel Eddine Al Afghani, Mohamed Abdou et Rachid Rédha. Il est à rappeler que le cheikh El Okbi avait fait un long séjour en Arabie où sa famille s'était établie en 1894. Il y grandit et y reçut toute son éducation. Devenu un remarquable lettré, il fut précepteur du prince Abdallah, rédacteur en chef du journal El Qibla et directeur de l'imprimerie royale. Par le biais de ce journal, il aborda les sujets d'actualité : Islah, Nahda, problème de la Palestine, etc. A la suite de ses écrits et de ses conférences, les Turcs décidèrent de l'éloigner de la péninsule arabique et le placèrent en résidence surveillée. Il a dû son élargissement et sa libération à Chakib Arslan, qu'il connut personnellement et avec lequel il entretiendra des relations assidues même apres son retour en Algerie. A Biskra, il fut entouré par d'autres jeunes lettrés (Lamine Lahmoudi, Laïd El Khalifa, Derradji...) et dès 1925, il prêta son concours à différents journaux (Echo du Sahara, El Moutaqid). Il lancera son propre journal (El Islah) en 1927, qui sera l'objet de multiples tracasseries administratives. La situation à Alger en 1920 En ce temps à Alger, des commerçants membres de la petite et moyenne bourgeoisie avaient créé, au sein de La Casbah, une école d'enseignement en langue arabe (la Chabiba : 1921). Viendra ensuite « Le Cercle du progrès » en 1927. Un espace réservé aux débats, et destiné aussi à recevoir les personnalités les plus en vue à cette époque. Alger, la ville de Sidi Abderrahmane, avait quelques grands lettrés remarquables parmi lesquels les grands érudits Mohamed Al Khodja(4) et Abdelhalim Ben Smaïa. Ce dernier avait accueilli à Alger, en 1903, le cheikh Mohamed Abdou. En reconnaissance de son érudition, la France coloniale avait attribué à cheikh Ben Smaïa, que les Algérois appelaient alors « Si Abdelhalim », la légion d'honneur. Par dérision, il accrocha cet insigne à la queue de son cheval ! A la même époque, en décembre 1929, le peintre Dinet, converti à l'Islam, décéda. Son enterrement eut lieu en janvier 1930 à Bou Saâda. Des notables, des lettrés de tous les coins d'Algérie, des hauts fonctionnaires de l'administration coloniale ainsi que le gouverneur Pierre Bordes se rendirent à ses obsèques. Différents discours ont été prononcés et l'oraison funèbre en langue arabe fut faite par le cheikh El Okbi. L'assistance fut fascinée par la splendeur de son discours qui décrivit la vie du défunt, le contexte algérien et l'ouverture en Islam en faisant référence aux idées nouvelles d'El Islah. L'administration française (MM. Bordes, Mirante) se rendit compte que El Islah algérien avait son ténor et les membres présents du cercle du progrès proposèrent immédiatement au cheikh d'animer et de diriger le « Cercle du progrès ». Ainsi, dès le début de 1930, le cheikh s'installa à Alger, suivi de son groupe de Biskra (Lamine Lamoudi, cheikh El Aïd, cheikh Derradji). Grâce à l'action d'El Okbi, son engagement, sa simplicité, son courage et son extraordinaire don oratoire(5), le « Cercle du progrès » devient le lieu de rencontre de toutes les couches de la société algérienne : lettrés, fellahs, dockers, commerçants... Si le « Cercle du progrès » devint rapidement un haut lieu de solidarité entre musulmans algériens, de débats, de lancement de nouvelles associations sportives, culturelles, éducatives (scouts) grâce à l'action d'El Okbi et ce, durant 25 ans, il faut aussi souligner le rôle prépondérant de ces petits et moyens commerçants qui ont sacrifié leur temps, leurs finances et leur énergie pour le renouveau de la culture, de la langue et de l'Islam. L'Association des oulémas En mai 1931, l'assemblée générale de l'Association des oulémas y tint ses assises et l'association y établit son siège. En 1933, une autre association caritative « La Kheiria » vit le jour. Implantée au cœur de La Casbah, son rôle consistait à fournir de l'aide aux plus démunis. 500 à 1000 repas par jour, distribution de vêtements, etc. La doctrine islahiste se répandit très rapidement. Agents du culte officiel, chefs de confrérie exprimèrent leur inquiétude. Les colons et l'administration se devaient de réagir. Des pressions furent faites sur le président de la « cultuelle musulmane » Si Mahmoud Bensiam pour interdire l'accès des mosquées aux oulémas. Ce dernier refusa de céder et démissionna dignement. Ensuite, c'est la parution de la tristement célèbre « circulaire Michel » qui vise explicitement les cheikhs Ben Badis et El Okbi et interdit l'accès des mosquées aux oulémas. Un catholique, M. Michel, est placé à la tête de la cultuelle. C'est la consternation. D'importantes manifestations ont eu lieu à Alger en faveur du cheikh El Okbi en février 1933. Ce dernier, depuis son arrivée à Alger, se vit successivement convoqué, harcelé, proposé à un haut poste, proposé de fortes sommes d'argent par l'administration. Il refuse de manière nette et claire, et continue de manière persévérante son action éducative, culturelle et de réveil des consciences. L'Islah et les autres tendances de l'Islam algérien Au cours de la décennie 1930-1940, la lutte fut très violente entre islahistes et « maraboutiques ». Dans leur légitime lutte contre le maraboutisme et l'obscurantisme, les oulémas algériens en général et Tayeb El Okbi en particulier ont eu parfois tendance à « avoir jeté le bébé avec l'eau du bain ». En effet, la large offensive islahiste contre le fléau maraboutique a eu parfois tendance à confondre entre une tradition spirituelle authentique, représentée par des maîtres soufis aussi éminents que cheikh Boumediène El Ghoti, Cheikh Thaâlibi, Sidi El Houari et plus récemment le cheikh Ben Aliwa, dont le rayonnement spirituel a dépassé les frontières nord-africaines(6) avec des superstitions et des contrefaçons inévitables dans toute société humaine. Malgré ces « dégâts collatéraux », le bilan le plus positif de l'action de l'Association des oulémas est concrétisé par la liquidation du maraboutisme et l'éveil des consciences. L'ouverture vers les « gens du livre » En 1935, cheikh El Okbi crée avec le professeur Bernier, l'abbé Monchann, le docteur Loufrani et Elie Gozlan « l'Union des croyants monothéistes » qui élit aussi son siège au « Cercle du progrès ». Cette union organisa au Nadi des débats sur des sujets d'intérêt commun aux trois religions et appuya les revendications sociales, culturelles et religieuses des membres algériens. Elle bénéficia de l'appui du grand savant orientaliste, le professeur Louis Massignon, qui témoignera au cheikh une amitié indéfectible. Au cours de la Seconde guerre mondiale, Cheikh El Okbi, se basant sur une logique de droit, exprime nettement au nom de la population musulmane sa désapprobation à la mise en place d'une législation raciste et refuse ainsi au gouverneur général de Pétain, l'amiral Abrial, sa caution à l'application des lois antijuives. L'action islahiste et le pouvoir colonial Au cours de l'année 1935, l'administration coloniale fait des pressions sur le père du cheikh Ben Badis pour l'inciter à convaincre son fils de démissionner de l'Association des oulémas. Assurément, cette association gênait de plus en plus le pouvoir colonial et ce, malgré le respect des lois par l'ensemble de ses membres et notamment des déclarations de loyalisme. En effet, le travail de fond réalisé en très peu de temps, éveil de l'ensemble du peuple algérien, rapprochement de toutes les catégories sociales, ouverture d'écoles, de cercles, enseignement religieux et de la langue arabe, lutte contre le maraboutisme, édition de journaux en langues arabe et française, ce travail suscite de plus en plus d'inquiétude au sein du pouvoir colonial. A cause de son influence sur les masses de son extraordinaire succès dans l'Algérois, qui s'est concrétisé par la baisse de l'alcoolisme et de la consommation de drogue à Alger, assainissement des mœurs, solidarité musulmane, le cheikh El Okbi constitua la cible privilégiée du pouvoir colonial au cours de cette décennie (1930-1940). A suivre. 1- Réformiste. 2- Réforme. 3- Renaissance. 4- Mohamed Al Khodja (1865-1917) : Grand érudit - Imam mosquée Asafi - Alger. Grand connaisseur et admirateur de l'imam Mohamed Abdou. 5- De nombreux journalistes ou écrivains ont décrit l'extraordinaire don oratoire d'El Okbi, Jacques Berque l'a qualifié « d'orateur fantastique ». 6- Voir Martin Link, Un saint du XXe siècle.