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La réconciliation par la pédagogie de l'histoire ?
Enseignement
Publié dans El Watan le 30 - 03 - 2005

L'histoire des peuples, dit-on, est ce passé écrit dans les mémoires des générations présentes et futures. C'est dans le même mouvement, l'acte et le produit d'une transmission de faits, de leur représentation, d'un imaginaire symbolique et d'une mémoire collective, accomplie par les aînés en faveur des plus jeunes. D'où donc l'importance accordée à la conception des programmes d'histoire enseignés dans les écoles à travers le monde.
En Algérie, la question de l'enseignement de l'histoire se pose avec d'autant plus d'acuité que son écriture est encore à un stade où on en est encore aux surenchères émotionnelles et aux prises de position partisanes et subjectives. Il existe certes, des travaux d'historiens objectifs, mais il est malheureux de dire qu'ils ne pèsent pratiquement d'aucun poids dans l'écriture officielle de notre histoire, et par conséquent dans la conception des programmes à enseigner. En fait, qu'en est-il vraiment de cet enseignement en Algérie ? Quel en serait le rôle et la place dans le système éducatif algérien ? Les apprenants, véritable courroie de transmission et seul vecteur de continuité et de sauvegarde de cette histoire, arrivent-ils, au terme de leur cycle d'enseignement, à se forger les instruments critiques, nécessaires pour la bonne compréhension de cette histoire ? Ces programmes répondent-ils à leur angoisse et à leur soif de l'histoire ? Y trouvent-ils des éléments suffisamment stables pour constituer des pôles identificatoires ?
A notre humble point de vue, il ne serait possible de trouver des réponses à ces questions qu'en adoptant une double démarche d'examen : une démarche a priori, en amont, qui consistera à examiner les contenus des programmes à proprement parler et le degré de leur adéquation avec ce qu'on pourrait appeler, à juste titre, l'histoire algérienne ; et une démarche a posteriori, en aval, qui consistera à évaluer les connaissances de cette jeunesse - à partir d'échantillons représentatifs - à propos de son histoire, pour déterminer les manques et y remédier. Il est clair que le deuxième aspect de la démarche exige d'effectuer des enquêtes auprès de certaines catégories de jeunes : des étudiants, des lycéens et des collégiens. Nous nous contenterons donc d'examiner la question du point de vue des programmes enseignés. Constat. D'emblée, et sans faire appel à un examen profond, un coup d'œil rapide sur ces programmes nous permet de relever certains de ses manques qui ont de très importantes implications sur la nature des rapports qu'ont les jeunes avec leur histoire et la société, en général. A titre d'exemple illustratif, prenons le traitement réservé par les concepteurs de ces programmes à la question berbère dans l'enseignement de l'histoire. Cette question nous paraît revêtir une grande importance dans l'histoire de l'Algérie contemporaine. Et elle est d'autant plus importante, qu'en fin de siècle, la cause berbère a pu enregistrer un grand pas avec la promotion de tamazight au rang de langue nationale. Mais au regard de l'occultation dont a fait objet l'histoire de la question berbère dans les programmes scolaires, il serait tout à fait légitime d'imaginer toutes sortes de questionnements qui peuvent (ou qui ont pu déjà) surgir dans l'esprit des jeunes. Cela est sans doute source d'embarras pour eux. Ils ne peuvent, en fait, s'empêcher de percevoir cette réintégration et/ou reconnaissance comme un apport exogène qu'ils doivent combattre. Car il est dans la logique immunitaire des choses de développer des anticorps pour combattre les corps jugés intrus. L'ignorance de la genèse et de l'histoire de la revendication berbère dans l'Algérie contemporaine est telle, parmi les milieux des jeunes, arabophones notamment, devenu une tâche difficile de faire entrer dans leurs catégories de perception et de découpage identitaires, celle « nouvelle réalité » algérienne trois fois millénaire ; et pour cause : ils n'arrivent pas encore, dans les faits, à se représenter leur passé en dehors de l'apport arabo-musulman. En fait, combien de jeunes qui, aujourd'hui, ont entendu parler de la crise dite berbériste de 1949 ?
Est-il encore possible de se demander sur le nombre de ceux qui peuvent en situer les enjeux et les véritables mobiles ? Ou encore, y a-t-il parmi ces jeunes, ceux qui peuvent saisir la portée de cette crise (et par la suite la portée de cette reconnaissance de la langue berbère) sur la symbolique identitaire ? Certainement, s'il y a des jeunes qui comprennent bien cela, force est de reconnaître qu'ils sont fort peu nombreux. Et il relèverait de la mauvaise foi ou de la myopie congénitale que de ne pas voir à l'origine de ce fait, l'occultation délibérée mise en œuvre dans la conception des programmes par les tenants du discours « légitime » sur l'histoire nationale. D'autres oublis, d'autres lieux effacés. La question berbère n'est pas la seule victime de cette entreprise d'occultation. Des pans entiers de notre histoire sont aussi sacrifiés sur l'autel du dieu oubli. L'histoire du FLN lui-même. Celle de sa naissance dans la douleur et les déchirements. Et après, celles des luttes fratricides entre fractions rivales dans le mouvement national, le MNA et le FLN. Les confectionneurs de nos programmes ont procédé, dans leur entreprise, par sauts et par sélection. Dans la multiplication des parenthèses et des interstices noires. Leur stratégie a consisté fondamentalement à ne retenir que les événements et les étapes - ou bien à les présenter de manière tout à fait subjective - qui leur soufflaient le vent en poupe. A eux et/ou à leurs commanditaires. Ils ont nivelé cette histoire, et l'ont creusée de l'intérieur, évidée, en supprimant tout ce qui était de nature à remettre en cause le caractère romantique et « héroïque » de la révolution qu'ils veulent inculquer à tout prix à cette jeunesse. La révolution, vue de leur côté (du moins, telle qu'on l'enseigne dans nos écoles), serait l'incarnation de la révolution idéale, pure, populaire jusqu'au bout des ongles ! Jusque dans les gènes ! Sans les prises de bec, sans griefs, sans accrocs. « Allez ! Gobez, les niais, la révolution par le peuple et pour le peuple. » Comme si les massacrés de Meleuza étaient sacrifiés pour le plaisir d'un dieu de l'olympe algérien, amnésique et hostile. Comme si la mort de Abane Ramdhan (1), de Bennaï Ouali (2) de Chihani Bachir (3) et de beaucoup d'autres militants dévoués (des militants suspectés et liquidés sans aucune forme de procès, comme par exemple les purges dont ont été victimes certains militants communistes de la première heure) était prise sous les ourlets d'une page de l'histoire qui refuse d'éclairer ses recoins sombres, jalouse qu'elle est de ses terribles secrets. Pourtant, tous ces faits ont été vérifiés et attestés par des historiens reconnus. Et des deux côtés, français et algérien, ils constituent indéniablement une partie intégrante de notre histoire. Pourquoi alors n'accepte-t-on pas encore leur introduction dans les programmes de notre système éducatif ? Pourquoi voudra-t-on les exorciser de notre mémoire collective, comme des fantômes lépreux ? Pourquoi a-t-on si peur de la vérité ? La vérité qui blesse est meilleure que le mensonge qui réjouit, dit le proverbe kabyle (tidette irjerhan khir lekdab issefrahan). Faisons-en une devise pour notre travail de réconciliation avec notre histoire. Et avec nous-mêmes. Car celle-ci commence par là. De fait, ces questions méritent vraiment examen. Car y répondre déjà, met le doigt sur le mal dont souffre l'écriture de l'histoire en Algérie et la problématique de sa transmission qui nous concerne ici. Il est certain que cette occultation est l'œuvre d'une catégorie sociale au pouvoir qui s'est longtemps arrogé le droit de regard sur l'histoire à enseigner, car « la volonté de définir idéologiquement l'histoire est, comme le dit Michel de Certeau, le propre d'une élite sociale ». (4) Sinon, comment expliquer ses effets durables ? Il semble qu'il serait possible de trouver des éléments de réponse à ces questions, en les examinant de deux points de vue différents, mais complémentaires : d'abord du point de vue des motifs et des mobiles qui peuvent justifier de telles pratiques, ensuite du point de vue de la dialectique occultation/réhabilitation (celle-ci transparaît inévitablement dans les programmes scolaires d'histoire) à travers laquelle ont été perçues l'une ou l'autre partie de notre histoire, en fonction des orientations du pouvoir en Algérie. Cela pour comprendre les mécanismes de cette occultation et la conception instrumentale qu'a le pouvoir de l'histoire nationale.
Comprendre les mobiles d'une telle entreprise revient à appréhender, en partie, les fondements de la légitimité du pouvoir en Algérie. Car c'est dans l'histoire nationale que tous les acteurs politiques ont cherché, de manière quasi obsessionnelle, une attache, une filiation qui jouera le rôle d'instance de légitimation. Une sorte de Graal de légitimité. Les discours des uns et des autres sont, à cet égard, très significatifs : « Fidélité au serment des martyrs, au manifeste du 1er Novembre, continuation du combat de libération, etc. » De sorte que la guerre de Libération nationale est utilisée comme un minerai inépuisable de légitimation. Les gens du pouvoir, soucieux de leur survie dans les sphères de l'Etat et de la rente, ont toujours été conscients de la nécessité de contrôler les programmes d'histoire enseignés dans les écoles. Et ils ont sans doute excellé dans l'art de confectionner le froc de la légitimité dont ils se paraient. A l'origine, donc de cette occultation, se trouve une enquête illégitime de légitimité, car celle-ci étant essentiellement fondée sur une reconnaissance populaire spontanée n'a pas besoin d'être imposée ou réclamée à l'esbroufe, matraquée comme le font ou l'ont fait nos gouvernants et nos « précepteurs » d'histoire. On en vient maintenant au second aspect de notre tentative de comprendre les raisons et les mécanismes de fonctionnement de cette entreprise d'occultation. Nous mènerons notre démonstration sur des exemples précis. L'exemple de Mohammed Boudiaf, de Ferhat Abbas et celui de la célébration de la date du 19 juin. Le parcours de Boudiaf n'a pas besoin d'être commenté. L'homme est de ceux qui ont « engrossé » l'histoire algérienne qui a donné naissance au 1er Novembre. Mais il serait intéressant de voir quelle place lui a réservée l'histoire officielle, et comment on l'a « chassé » des manuels scolaires. Boudiaf a été doublement un exilé en Algérie ; exilé de la terre algérienne vers le Maroc ; et exilé de son histoire vers les ténèbres de l'oubli. Question : combien de jeunes l'ont-ils pleuré sincèrement après son assassinat ? Certainement très peu. On (les jeunes) ne le connaissait pas. Quand il est venu, on s'est dit un illustre inconnu. Et quand il est parti on s'est dit luttes de sérail. Mais que non ! Boudiaf était le père de la révolution, notre père à nous tous. C'est l'expurgation injuste (d'ailleurs, dans le domaine de l'écriture de l'histoire, il n'y a pas d'expurgation juste ; tous les faits doivent trouver leur place, sans censure et sans falsification) de son nom de nos manuels scolaires qui a fait de lui cet illustre inconnu auprès des jeunes. Le nom de Ferhat Abbas a subi les mêmes effets d'effacement. A la seule différence que ce dernier est cité, parfois, dans les manuels du secondaire, sans faire comprendre aux jeunes lycéens son véritable rôle dans la genèse du mouvement national, sans que ces jeunes puissent saisir la valeur de l'homme. Cela à cause de la propagande officielle qui s'accommodait mal de l'image d'un Ferhat Abbas révolutionnaire. L'image des deux hommes a été partiellement réhabilitée par les pouvoirs en place. Le premier dans les médias lourds par l'évocation de l'anniversaire de son assassinat, et le second par le fait que son nom soit donné à l'université de Sétif. La date du 19 Juin a connu aussi le même cheminement : célébrée sous Boumediène, occultée sous Chadli et remise sur le tapis par Bouteflika.
Cette dialectique occultation/réhabilitation est loin d'être innocente, loin s'en faut. Car elle participe, à notre sens, de cette vocation qu'a le pouvoir d'utiliser l'histoire comme instrument de légitimation. Autrement, comment expliquer qu'un homme comme Aït Ahmed soit toujours en « attente » de sa réhabilitation ? L'homme, il faut en convenir, n'a rien à envier à Boudiaf sur le plan de la participation au combat libérateur. Sinon très peu ! Le charisme, peut-être - encore que ce charisme pourrait être le résultat d'une certaine histoire qui n'a rien à voir avec le parcours des deux hommes. Il est peut-être vrai, de dire ici, que ces pratiques ont désémantisé notre histoire. Car l'histoire n'a de sens que si elle est transmise aux générations futures. Et cette transmission n'est possible que par une écriture scientifique et un enseignement adéquat et fidèle à la réalité de l'histoire. Une véritable pédagogie de l'histoire s'impose d'elle-même. Peut-être même une certaine hygiène de l'histoire ! C'est la seule garante de la continuité des générations, et le meilleur moyen de porter le message et le cri des ancêtres aussi longtemps que l'Algérie vivra. Et cette Algérie vivra tant que ce cri retentit, tant que son écho ne s'éteint pas dans les cœurs des jeunes Algériens. Comme ce bruit du fond cosmique qui porte le cri des origines de notre univers. C'est le chemin de la réconciliation nationale. Et c'est son prix !
(*) L'auteur est étudiant UMMTO
Notes de renvoi
1 - Il est étrange de relever qu'on continue encore à cacher ou à taire aux jeunes apprenants la vérité sur son assassinat, et ce, après que celle-ci est devenue une lapalissade dans tous les écrits de l'histoire. 2 - Harbi, FLN, mirage et réalité, Naqd/Enal, Alger, 1993, p 396. 3 - id, p 392. Assassiné sous l'accusation d'homosexualité ! Il serait facile de multiplier les exemples, tirés du livre de Harbi : Laghrour Abbès, Mellah Ali, etc., tous victimes de purges internes. Toutefois, c'est peut-être moins la nature expéditive et antidémocratique de leur liquidation qui pose problème que le fait qu'on continue encore à « mentir » aux jeunes générations, au sujet de leur mort. 4- Certeau, Michel (de), L'Ecriture de l'histoire, P. Gallimard, Paris, 1975 P 39.


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