cela fait plus de mille ans qu'Al Moutanabbi (915-965) tient le rôle de timonier dans le vaste océan de la poétique arabe. Il n'a été permis à aucun autre poète après lui de tenir la barre du gouvernail. Homère pour les Grecs, Dante pour les Italiens, Goethe pour les Allemands, Hugo pour les Français, Shakespeare pour les Anglais, Pouchkine pour les Russes, et, bien sûr, Al Moutanabbi pour toute l'étendue de l'expression poétique arabe ! Adulé par les poètes comme par les lecteurs, glosé et interprété par les plus grands philologues, y compris par son ami intime Ibn Djenni, accusé, parfois, de plagiat, n'empêche, la carte du Tendre semble être restée à peu près la même. Toute cette grandeur laisse, cependant, à désirer quand on découvre qu'Al Moutanabbi a réussi, durant un millénaire, à louvoyer, à biaiser pour parvenir à bon port. Comme si la poésie, ou le fait d'être poète, autorisait tous les excès, toutes les excentricités ! C'est ce que vient de révéler une récente étude structuraliste élaborée par un psychiatre syrien travaillant à Londres. A partir du corpus poétique d'Al Moutanabbi, celui-ci se révèle être hypocondriaque, mélancolique, insomniaque, dépressif, cafardeux, spleenétique, et, surtout, neurasthénique. Les frontières entre les troubles psychiques étant d'une grande perméabilité les unes les autres, voire sujettes à interférences, le chercheur syrien nous donne à lire un bilan clinique des plus ahurissants dans le cas d'Al Moutanabbi. Qu'il ait eu à souffrir d'une fièvre récurrente, d'une perte conséquente de poids, d'insomnie, d'incapacité de se concentrer, de perte d'énergie, de l'obsession de la mort, de l'idée de suicide, ce sont là autant de signes révélateurs, pour le chercheur syrien, de profonds troubles psychiques chez Al Moutanabbi. La poésie de celui-ci, soumise au crible d'une approche structuraliste minutieuse, puis, psychologique, en fait foi, et, évidemment, l'atteste. Ses déconvenues avec les gouvernants de Baghdad, d'Alep, du Caire, renvoient, en vérité, l'image d'un psychisme à fleur de peau. A titre d'exemple, pour des générations de zélateurs patentés, le fameux poème, « La fièvre », composé durant son séjour en Egypte, demeure un chef-d'œuvre de pure poésie descriptive. Il ne s'agit pour eux que d'une visiteuse, dénommée fièvre, qui vient élire domicile, chaque soir, dans les os du poète, alors que pour le psychologue syrien, c'est de l'état d'âme du poète lui-même qu'il est question. En d'autres termes, le poète a mal dans sa peau, son abattement est d'ordre psychique avant tout. « Ma couche, - entendez le moi psychanalytique -, dit-il, se montrant répulsive à mon égard, alors que je l'ai constamment prise en horreur. Mes visiteurs se font rares, et bien que traqué par les envieux, je me sens hors d'atteinte. » Al Moutannabi, dans ce même poème, parvient à dérouter tout le monde : « Je suis très ivre, lance-t-il pour clore cette allégorie, et, cependant, je n'ai absolument rien bu. » Contrairement à la mélancolie de Victor Hugo qui voyait en celle-ci « le bonheur d'être triste », celle d'Al Moutanabbi, s'était confondue avec de grands moments d'abattement depuis sa prime jeunesse jusqu'à son assassinat à l'âge de 50 ans. On pourrait même dire qu'il s'agit, dans son cas, du « soleil noir de la mélancolie », celui de Gérard de Nerval. Al Moutanabbi, si réputé pourtant par ses traits de sagesse qu'il réussit souvent à insérer avec bonheur dans ses poèmes, affiche encore un autre côté de ses troubles psychiques lorsqu'il évoque la mort. Et c'est là, peut-être, où il a véritablement échoué. Cet homme si fier était d'une ambition démesurée, qui lui jouait de mauvais tours la plupart du temps. La preuve, il fut assassiné stupidement ainsi que son fils unique et ses quelques compagnons à son retour de la Perse en 965. Sa vaillance, verbale pour ainsi dire, ne lui a été d'aucun secours le jour où il se trouva en présence de ses ennemis jurés. Bien que le chercheur syrien ne le dise pas dans son étude, cette rencontre du poète avec la mort constitue le point de non-retour, et ne peut-être, de ce fait, interprétée que comme un suicide masqué. Al Moutanabbi, alors en proie à une multitude de sensations déformantes et déformées de la vie comme de la mort, se crut vraiment hors d'atteinte. Plutôt que de faire sienne sa propre devise, celle-là où il déclare que la sagesse est le point de ralliement pour tous les hommes avant que ceux-ci fassent preuve de courage, se précipite carrément dans la gueule du loup. C'est dire que l'écart entre le verbe et la réalité psychique d'Al Moutanabbi était vraiment grand ! Un homme cachant son moi véritable, transfigurant, grâce au verbe, le paysage autour de lui, c'est cela Al Moutanabbi, selon le psychologue syrien. Durant plus de mille ans donc, les zélateurs passaient à côté des troubles psychiques de ce poète phare, par méconnaissance, bien sûr, et par esprit fanatique aussi. On le voit de nos jours encore, rares sont les critiques littéraires qui osent porter atteinte au caractère intangible de ce poète. En l'espace d'une centaine d'années de recherches littéraires sur Al Moutanabbi, deux ou trois d'entre elles se démarquent pour de vrai, le reste fait grande place aux laudateurs aveugles à son endroit. Une poésie aussi fabuleuse que celle d'Al Moutanabbi, devrait, en principe, être reconsidérée sous l'angle des plus récentes acquisitions scientifiques. Fini donc les abracadabrantes interprétations philologiques de ce dernier millénaire, et qui ont encore le vent en poupe dans la recherche universitaire à travers le monde arabe. On aura tout de même gagné avec ce chercheur syrien qui vient d'un secteur quelque peu éloigné de la littérature, c'est-à-dire, la psychologie, mais qui a réussi à nous mettre l'eau à la bouche en prélude à de nouvelles découvertes dans la recherche littéraire d'une manière générale.