Tenter de suivre les traces de pas d'un poète de la stature d'un Philippe Jaccottet, né en 1925, équivaudrait à donner le coup de grâce au message poétique lui-même. Le propre de la grande poésie, comme nous l'avons toujours appris à travers nos lectures, n'est-il pas celui d'exister, à part entière, sans gêne d'aucune sorte ? Nous lisons Jaccottet, comme nous lisons les grands poètes, cela est amplement suffisant. Pluie ou beau temps, tout est le bienvenu dans le vaste champ poétique. Acte hautement raisonné, le décryptage en tant que tel a, de tout temps, fait souffrir la poésie. Dès que la raison s'en mêle, la poésie fait une espèce de repli sur elle-même, tel un crustacé à l'approche d'un poulpe. En fait, le poète est toujours égal à lui-même, car, il est pluriel dès le départ et « la poésie, si généreuse, comme l'affirme le grand Abou Tammam (804-845) parvient toujours à reculer ses propres frontières. Elle est la quintessence de l'existence ! ». Il n'y a donc pas un seul Jaccottet, mais autant de Jaccottet que de lecteurs de sa poésie. « La lumière, dit-il avec justesse, n'est pas donnée à qui la cherche. » Le message poétique n'est pas de l'ordre du quantifiable, car il se reproduit à chaque lecture. Par conséquent, il se montre rétif à toute approche qui voudrait le cerner. Al Maârri, à titre d'exemple, n'a cessé d'avoir des copies de lui-même depuis 1000 ans à travers ses lecteurs. Il y a un lyrisme spécifique à Jaccottet, et il y a également une forme de narration poétique propre à lui. Roland Barthes (1915-1980), disait-on, voulait s'essayer au roman, mais il ne l'a pas fait ; Jaccottet, lui, a cette puissance narrative, on la distingue en filigrane dans sa manière d'apostropher les vers. Finira-t-on par le voir, un jour, enjamber les frontières des formes ? Mallarmé (1842-1898) se reproduit dans la poésie de Jaccottet. Dans la poésie pure de Paul Valéry (1871-1945), il y a ses échos. La finesse de Rilke (1875-1926) transparaît dans l'œuvre de notre poète, ainsi que « l'ébahissement » de René Char (1907-1988). Mais, dans Jaccottet, il y a, principalement, Jaccottet lui-même. C'est ce qui fait son originalité et son prolongement à la fois. Car, quand on est poète, comme lui, on ne dit pas n'importe quoi. Le message devient pluriel malgré lui. L'œuvre poétique de Jaccottet le prouve ainsi que ses superbes traductions à partir des différentes langues européennes. « Le passage du poète », comme le souligne si bien son compatriote, Charles Ferdinand Ramuz (1878-1947), se fait, parfois, discrètement, d'autrefois, avec grand tintamarre. Jaccottet, pour ne se fier qu'à sa production poétique, donne la préférence au clos plutôt qu'à l'ouvert, peut-être parce qu'il sait qu'il est promis, par avance, et par une intuition qui lui est propre, à une sorte de festin universel où le champ clos lui-même ne serait que l'autre face de ce qui est grandement ouvert. Nous avons la preuve dans la forme physique du poème elle-même. Dans le cas de Jaccottet, la langue dit beaucoup de choses, s'évite les répétitions inopportunes. C'est de l'ordre du microcosme, du quantique. La langue, entre ses mains, n'a pas changé son rôle originel. Il l'a jalousement gardée, tout en la transformant avant de monter sur scène. La performance n'en est devenue, de ce fait, que plus percutante, plus lumineuse à la fois. Connaissions-nous de quoi est fait, véritablement, le haïku, nous n'aurions pas hésité un seul instant à reconnaître, à la poésie de Philippe Jaccottet, ce trait de similitude qui le rapproche tant des maîtres japonais, du poème qui se ramasse, physiquement, en une strophe de rien du tout. C'est dire l'illusion d'optique que provoque, en nous, une poésie bâtie avec le minimum de matériaux. La même vérité est dite, à chaque fois, d'une manière différente, d'où l'originalité de l'acte poétique chez lui, et d'où, peut-être, cette sentence de toute éternité : le poète n'a guère droit à l'erreur ! N'est-il pas de tradition parmi les grands poètes de dire que celui qui fait don de la langue ne peut se permettre le luxe de transgresser celle-ci ? Dans son champ, clos illusoirement, mais, ouvert en fait, Jaccottet a fait pousser les plus beaux rosiers de la poésie universelle. Homère, Rilke (1875-1926), Hölderlin (1770-1843), Musil (1880-1942), Ungaretti (1888-1970), Leopardi (1798-1837), Montale (1896-1961), Gongora (1561-1627) et tant d'autres avec qui il n'a eu de cesse d'établir, au fur et à mesure, de véritables liens diplomatiques tout en les renforçant au détour d'une traduction, d'un commentaire ou d'une préface. Il est à regretter, il faut le dire, que Jaccottet n'ait pas eu le loisir d'apprendre la langue arabe, nous aurions alors eu droit, de sa part, à un florilège des plus somptueux : Abou Tammam (804-845), avec ses allures symbolistes survenant à l'improviste, Al Maârri (979-1058) avec son va-et-vient dans les méandres de la pensée, Ibn Al Faridh (1180-1234) avec son soufisme où l'Orient et l'Occident ont fini par se donner l'accolade, Al Khayyâm (1047-1122) avec sa poésie, si sobre, si lyrique à la fois et autres grands poètes arabes de l'ère classique. En littérature, les nobélisables, de par le monde, ne courent pas les rues ! Ils répondent à l'appel par leurs écrits : le Mexicain Carlos Fuentes, le Palestinien Mahmoud Darwiche, le Turc Yechar Kemal, le Khirguiz Aïtmatov et quelques autres encore. Philippe Jaccottet devrait être dans le peloton et en bonne place