dans plusieurs de ses travaux universitaires publiés dans différentes revues de renommée, et dans L'aventure de la parole (1988), Les Mille et Une Nuits ou la parole prisonnière et Les Mille et Une Nuits (ouvrage réalisé avec André Miquel), une chose qui revient à chaque fois comme un refrain : la parole confisquée, qui aspire à une expression libre et juste et qui rejette les diktats de ceux qui font du pouvoir leur force de domination et de règne. Une parole insaisissable qui vacille entre un mirage sans grande visibilité et un semblant de vérité dans un système social à la recherche de ses marques. Bencheikh nous invite à ne pas se fier aux apparences des mots qui sont vraiment trompeuses surtout dans ce cas de figure. D'ailleurs, on est en mesure de se repositionner avec Djamel Eddine Bencheikh et de poser cette question qu'on ne peut éviter et qui nous colle à la gorge à chaque lecture de ses travaux : pourquoi ce retour quasi permanent vers Shéhérazade et vers cette parole qui ne donne pas facilement ? Est-il une fixation sur le personnage ou sur la métaphore ou sur les deux à la fois ? Chacun de nous peut interpréter comme il veut en usant des pistes mises à sa disposition par l'écrivain sans oublier que les choses sont plus complexes. Une impression se dégage et qui est porteuse de beaucoup d'interrogations. C'est comme si dans la quête de liberté rien n'est acquis au préalable et qu'il reste toujours, quelque part, un non dit, une parole perdue ou un geste suspendu en l'air et qui ne demande qu'a être élucidé et déchiffré ? Chaque parole est porteuse de ses secrets les plus enfouis et une mémoire fermée comme une coquille dure qui demande beaucoup de moyens pour l'ouvrir, mais surtout beaucoup de patience. La requête de Bencheikh a toujours été cet effort d'ouverture et de lecture. La coquille ouverte ne nous offre pas la perle tant recherchée mais nous renvoie à une autre coquille plus dure encore dans un travail interminable à la manière des poupées russes. A chaque tentative, Bencheikh effleure ce désir incontrôlable qui échappe à toute définition définitive avant de s'enliser dans une jungle de mots ; en creusant continuellement dans ce désir d'arriver un jour à faire parler la mémoire arabe dont les scribes et les historiens ont fait leur cache-misère d'esprit et de pensée. Et comme si cette parole n'a trouvé de porteur que Shéhérazade dans laquelle s'est condensée cette quête de liberté interminable. Pourtant, elle n'est qu'un personnage littéraire ou peut-être une métaphore de jouissance sans réel aboutissement dans un monde bien installé dans le confort des répétitions et de l'argent et dont l'idéal de liberté reste toujours à imaginer. Dans son dernier travail, la nouvelle version des Mille et Une Nuits, Bencheikh écrase la forme traditionnelle des nuits à sa manière pour faire d'elles de vraies histoires qui aboutissent à une finalité. Un début et une fin avec une narration très développée. Comme si la quête de vérité ne pouvait se faire dans la fragmentation des nuits, déjà proposée par Antoine Galland (depuis 1704), le premier à révéler les nuits à l'Europe avant que celles-ci ne s'établissent sur le texte de Bûlaq. Que de questions non élucidées ? Tout est mystère dans les nuits, non seulement pour leur origine mais aussi par leur rapport avec la langue et la littérature arabe. Les savants se plaindront certainement de ce mystère mais pas notre imaginaire. Pourquoi, par exemple, cette division en nuits, inconnues par ailleurs ? Sans doute viennent-elles de l'Orient ancien qui compte le temps en nuits et non en jours. Mais qui eut l'idée merveilleuse de faire coïncider la nuit et la rêverie du conte ? L'imagination du conteur va bien au-delà de l'usage reçu : c'est tout l'espace de la nuit qui est occupé ici par la parole, par l'amour. « Ce n'est pas tout, disait André Miquel, il nous faut imaginer, en effet, que Shéhérazade, la jeune fille jetée au lit d'un roi pervers et libidineux, doit organiser sa nuit pour que l'aube survienne à un moment précis de l'histoire qu'elle est en train de raconter ; elle doit donc suspendre son histoire à un moment tel que le roi souhaite. » Le travail de Bencheikh nous met en face d'un défit, celui de régénérer la lecture, de lui donner une continuité en évitant la répétition qui est synonyme de la mort. Il se base dans son effort herculéen sur le travail de Nikita Ellisseeff (Thèmes et motifs des Mille et Une Nuits, Beyrouth 1949) qui, au lieu de fouiller dans les nuits comme ceux qui l'ont précédée, a travaillé sur la réorganisation des histoires. Il a recensé 160 titres de contes, certains très brefs, d'autres constituant de véritables œuvres de plusieurs centaines de pages. Une vraie bibliothèque. Une œuvre immense qui défie nos forces, même celles du plaisir. En refusant la facilité, le confort, la redondance et l'impression du déjà-vu, Bencheikh choisit ainsi un chemin difficile, parsemé d'embûches. Il adhère tout d'abord à une parole par personnages interposés ; à la recherche d'une esthétique du juste : Shéhérazade devient dans ce cadre plus qu'un masque dans un théâtre où tout ce qui se joue devant nos yeux, le jeu de la vie et de la mort, à l'air de vérité et non d'une vulgaire plaisanterie. Un jeu à deux (Shéhérazade et Shéhérayar) ou peut-être à trois si l'on ajoute le lecteur, mené vers tous les extrêmes possibles. Chacun attend le tressaillement de l'autre qui finira par balancer de l'autre côté comme le Bouffon de Nietzsche. Comment un personnage peut-il mener un autre jusqu'aux limites de sa résistance avant de céder non seulement au charme de cette femme hors du commun mais aussi à sa parole incommensurable. On attendait la mort de Shéhérazade et voilà que Shéhérayar et le lecteur avec lui craquent sous le poids d'une parole créative et d'une imagination fertile qui ressemblent étrangement à la vie ! Une parole que nul ne peut abîmer, ni la peur, ni par la terreur, ni même le désir imposé. Ainsi, la parole pour Bencheikh n'est jamais un acquis en territoire libéré mais un mérite qui n'est jamais définitif et qu'il faut constamment préserver.