la consécration de l'Autrichienne Elfriede Jelinek, née en 1946, apparaît comme une volonté d'effacer les ratages d'un jury Nobel qui a laissé sur le bas-côté plusieurs générations d'écrivains autrichiens, les Broch, Bachmann, Bernhard et Musil ; l'écrivaine ne se contentant pas d'énerver ses détracteurs bien que « hypocritement » admiratifs de son style ou se mêlent aussi bien, vaine ironique - poursuivant l'œuvre d'illustres écrivains moralistes et pamphlétaires autrichiens les Kraus, Musil et Bernhard - ainsi que l'outrage porté à hautes doses, frisant la posture esthétisante qui transparaît avec une force évidente dans le style logorrhéique et gluant qui, avec maîtrise, s'ancre à une critique et un démantèlement en règle des plus féroces des valeurs de conservation dans la société au sein de laquelle Jelinek a engagé une sorte de bras de fer civilisationnel et politique des plus violents ; mais d'un autre côté, l'œuvre de l'Autrichienne révèle à la surface des choses un énième underground de la civilisation occidentale engoncée dans la médiocrité structurelle d'une économie de marché décerveleuse à souhait. Jelinek fait également preuve d'anticonformisme en déniant se rendre, sans pour autant refuser le prix, à Stockholm pour recevoir la médaille et le chèque qui l'accompagne (à sa demande, son « discours de Suède » sera retransmis par vidéo-conférence à partir d'une ville allemande), attitude comparable à celle de Beckett qui envoya son fidèle éditeur et grand découvreur en la personne de Jérôme Lindon en 1969. Cette démarche révèle en elle une posture de phobie sociale, supportant mal la foule des grands jours ainsi que le flux ininterrompu des flashes des reporters carnassiers. Elle avouait, par ce geste, que son attitude était en partie liée avec une marginalité désirée et un nécessaire retrait de la « société », mais qui, en parallèle, lui donne cette acuité du regard. Contrairement à l'idée reçue, cette attitude n'a plus rien à voir avec une forme élitaire de la condition du « grand écrivain en ermitage essentiel » ou de « poète maudit » se sublimant dans l'introspection, vitupérant et fuyant les honneurs et les foules hagiographiques. Elle parvient aisément à démentir (ou plutôt à expliquer) cette phobie en livrant le texte paru au début des années 1980 intitulé Les Exclus(1), où elle porte d'une façon renouvelée divers niveaux textuels de discours dans une combinatoire complexifiée délivrant au lecteur un alliage original entre lignes de dialogues et autres dépêches journalistiques. Elle relate le fait divers dramatique qui se présente plus, non comme un prétexte narratif, mais comme un matériau brut à explorer et enfin, creuser les multiples pistes des causalités et raisons du massacre qui clôt le récit, le texte prenant la forme d'un concentré rapiécé. Celui-ci est fait de multiples collages, selon les propres mots de l'auteur (ayant elle-même découpé et collecté des articles de journaux ) et de faits rapportés, traitant d'un fait divers dramatique qui avait défrayé la chronique dans la Vienne des années 1960. Elfriede Jelinek apparaît donc, plus que jamais, comme une authentique écrivaine « rapporteuse » de la société viennoise et autrichienne, examinant le pouls des pratiques sociales d'un pays. Elle est la peintre de sa société qu'elle n'aura de cesse de bâtir un portrait peu flatteur, mais plus proche des névroses sociales réprimées ; portrait à la fois comique et tragique décliné par des moyens éminemment littéraires, même si le processus narratif se révèle d'une portée éminemment politique s'agissant de faire sourdre les plaies béantes d'une dénazification mal ficelée par les gouvernements élus démocratiquement dans l'immédiat après-guerre, les accusant de frilosité politique. Ce qui donnera lieu à des rapports houleux et extrêmement violents entre elle et son pays, l'Autriche. Son roman, les exclus, relève de la chronique sociale tirée d'un fait divers : genre littéraire longtemps dévalorisé et quelque peu éclipsé par des écoles de pensée qui privilégient l'introspection personnaliste, se nichant, parfois dans la veine du dandysme égocentré et psychologisant, concevant un style et des réponses dans un repli sur soi suffisant, refusant quelque peu la donnée extérieure bien que fondamentale : le matériau social et anthropologique. Ce matériau brut est soumis à un travail incessant sur la langue, générant des paragraphes nerveux et plutôt courts (d'où cette tendance d'une certaine critique, à juste titre, à lier les écrits de l'auteur à sa pratique du piano, et faire une lecture musicale et polyphonique du texte). Elle ne cesse d'agencer, d'agglomérer les flux narratifs et canaux d'oralités différenciés, entrecoupés sans arrêt, s'enchevêtrant pour donner une matière (masse) textuelle d'une compacité originale, symbolisant et consacrant peut-être l'élément vitesse comme paradigme dominant de la civilisation technicienne et productiviste : la tendance consumériste du zapping et le métro-boulot-dodo en sont les révélateurs. Par ailleurs, elle ne fait pas que confronter les différents statuts de discours, mais fait aussi en sorte de brouiller quelque peu la recette un peu trop facile ; car éculée de la division sociale implicite dans bon nombre des productions littéraires actuelles, la division est naturalisée, consacrée entre la figure du narrateur rapporteur révélateur omniscient et un ensemble de canaux « secondaires » de l'oralité (lignes de dialogue, soliloques et dialogue intérieur des personnages secondaires) qui lui sont « a priori » subordonnés par le jeu des guillemets et des tirets et une rythmique des retours à la ligne. Elle tire parfaitement partie de ce brouillage des cartes traditionnelles du roman. Elle réinvente, pour ainsi dire, le fameux contrat implicite engagé entre l'auteur et son lecteur, le narrateur n'étant plus au centre de l'attention des lecteurs (comme point de repère) du texte, ne s'adonnant plus aux effusions humorales éthérées de facture boursouflée alourdissant le texte. Celui-ci se transforme par l'agglomération d'avec les passages oraux des personnages du fait divers, ils sont quatre principalement, des jeunes lycéens en mal de vivre, en quête désespérée et désespérante d'identité adulte dans une Autriche perdue, fantomatique bien loin des clichés éclatants d'une Autriche éternelle : celle de l'apogée, du siècle d'or de l'empire austro-hongrois. L'auteur se permet même de se substituer à ses personnages en usant de canaux de paroles énigmatiques qui peuvent provenir de cette volonté de dépeindre des personnages interchangeables qui corresponde à sa manière de penser la société, niant la trop galvaudée dichotomie entre LA société et L'individu, un rien trop rassurante et bien souvent inopérante à interpréter les drames et les conflits sociaux. Son œuvre rencontre un dessein toujours difficile à atteindre, celui de contrarier la vision simplificatrice qui tendrait à élever la conception que l'Autriche fût la principale victime du nazisme à un rang paradigmatique. L'actionnisme viennois(2), la filmographie d'un Haneke ainsi que les écrits de Jelinek traduisent ce même besoin - qualifié de vital pour bons nombres d'artistes et intellectuels « radicaux » en Autriche - de « vomir » les hypocrisies qui gangrènent l'Autriche contemporaine ayant maille à partir avec un passé toujours dérangeant. 1) Elfriede Jelinek, Les Exclus, éditions du Seuil, coll. Points n°1019. 2) Mouvement artistique autrichien radical apparu dans les années 1960.