Allahou akbar ! ». Derrière les murs des immeubles d'Alger, chorba et boureks à volonté. Pour commencer. « C'est le moment propice pour une puissance étrangère d'attaquer le pays. Regarde, pas âme qui vive. Même les policiers, peut-être aussi les gardes-frontières sont occupés maintenant à manger », ironise Samir, la trentaine, rencontré à la Place du 1er Mai, en retard pour rejoindre son domicile pour l'iftar. Les rues sont vides. Circulation zéro. Ambiance de thriller postapocalyptique. Les dernières manifestations d'ordre humain se concentraient à quelques dizaines de minutes avant la rupture du jeûne aux portes des restaurants de la rahma, partie du programme de miséricorde des mairies. 92 restaurants à travers la wilaya d'Alger assurent la préparation et la distribution de 790 000 repas chauds durant le mois sacré, selon les chiffres officiels qui avancent le montant de 192 millions de dinars alloués aux actions de solidarité de la wilaya d'Alger. « ça se passe “nooormal”, dit Tahar, jeune restaurateur de Belcourt. Depuis quatre ans que je suis là, j'ai remarqué qu'il y a plus de gens qui viennent en famille. » « Dans mon quartier, à Bachdjerah (à 10 km à l'est d'Alger), la mairie a donné un couffin de provisions à une vieille voisine, mais je ne sais pas s'il s'agit du couffin du Ramadhan ou de l'aide dont on parle pour les victimes du terrorisme. Son fils a été tué une semaine après la quille, il y a... », dit Tahar qui ne souvient pas de la date de l'assassinat de son voisin. Quant à la nature des provisions, il avoue ne pas avoir eu l'audace d'interroger sa voisine. La wilaya d'Alger a prévu la distribution de 44 120 couffins du Ramadhan, selon des chiffres officiels rapportés par l'agence gouvernementale APS. Déluge de chorba Après les hectolitres de chorba ingurgités, les milliers de boureks avalés et les tonnes de djouaz absorbés, l'ambiance commence à changer et le soir tombe à profusion. Pour des raisons que les sociologues devraient étudier, ce sont les enfants qui, majoritairement, quittent les premiers le domicile. Suivent les fumeurs adultes, les Chinois qui ouvrent tôt leurs magasins rues Didouche Mourad et Hassiba Ben Bouali, les tenanciers de cafés, de gargotes et les vendeurs de vêtements, ainsi que les policiers qui prennent position pour assiéger les repaires de dealers de zetla. Les policiers ont confirmé durant des années la thèse annonçant une hausse de la consommation de kif durant le Ramadhan. La privation de nicotine durant la journée accentue, dit-on, l'attrait aux plaisirs résineux. Sur les 651 affaires traitées par la sûreté de la capitale durant la première semaine de Ramadhan, 76 concernent la détention et la consommation de drogue. Tandis que l'appareil répressif se met en place, des groupes se forment devant les rideaux encore baissés des taxiphones. Les gardiens de parking informels se déploient en prévision du rush des Algérois qui sortent siroter un café en famille ou qui se rendent à la mosquée pour la prière des tarawih. « Bien sûr que j'ai eu le temps de bien manger. Je ramène le café avec moi et je commence à travailler avant même que les autres gens ne fume leur première cigarette. Les gens sont plus rassurés quand ils laissent leurs voitures dans un parking », assure Mourad, 17 ans, gardien de parking à côté d'une mosquée à Belcourt. A signaler au passage que la police a enregistré durant la première semaine du mois sacré 1088 infractions dans la wilaya d'Alger pour stationnement interdit, sur les 3015 affaires liées au non-respect du code de la route. Il faut disposer des tapis à l'extérieur de la mosquée. Le monde y afflue par grappes, des hommes, des femmes, des enfants, des familles entières. Dans le ciel, le quart de lune résume l'agenda du mois sacré. Peu parmi les fidèles ont entendu parler de ce groupe d'imams chargé spécialement par la direction des affaires religieuses et des wakfs de la wilaya d'Alger de dispenser cours et conférences dans les « principales » mosquées de la capitale pour reprendre les termes du communiqué de la DARWWA. Ahmed, commerçant, 45 ans, se rend chaque Ramadhan aux tarawih. Depuis quatre ans, son fils Youcef, âgé de 17 ans, l'accompagne. « C'est bien de se rappeler Dieu. Ramadhan en est la meilleure des occasions », dit-il, citant les grandes dates de l'Islam jalonnant le mois : la bataille de Badr, la conquête de La Mecque, la Nuit du destin (« meilleure que mille ans »), etc. Il ajoute des événements coraniques et antérieurement bibliques comme la création d'Adam ou la fin du Déluge. Une vieille s'intéresse à la discussion devant la porte de la mosquée. « Mais ce n'est plus un mois de miséricorde. Tu as vu un peu les prix, la vie est chère ! », lance-t-elle. Début octobre, la section algéroise de l'Union générale des commerçants et artisans algériens (UGCAA) a appelé ses adhérents à « être à la hauteur des valeurs suprêmes du mois sacré en se conformant au principe des prix du marché et à éviter la spéculation », selon le communiqué rapporté par l'APS. « Celui qui a triché... » Durant les dix premiers jours du Ramadhan, les services de contrôle de la qualité et de la répression des fraudes d'Alger ont constaté que le non-affichage des prix (403 cas), le défaut de facture (67 cas), le défaut de registre du commerce (18 cas) sont les principales infractions en pratique commerciale. L'APS nous apprend également que ces services ont procédé à la fermeture de 62 locaux commerciaux en dix jours et à la saisie de 2,8 tonnes de marchandises. « Des Chinois se sont mis à vendre de la zlabia dans la rue, mais les policiers sont intervenus », raconte Tahar, le gardien de parking. Ce qui est officiellement certain, c'est que les services de contrôle ont déniché chez les commerces algérois, lors des dix premiers jours ramadhanesques, 209 cas de défaut d'hygiène, 167 de détention et mise en vente de produits non conformes et 9 cas de vente de produits impropres à la consommation. « Celui qui a triché avec nous n'est pas des nôtres », dit Ahmed, reprenant un hadith du Prophète Mohammed. « Va comprendre : ils ne boivent plus d'alcool dans les bars mais y vont pour jouer aux cartes en pariant de l'argent ou du qalb ellouz ! », s'interroge Bachir, jeune rencontré dans un salon de thé particulièrement fréquenté, non loin du Sacré Cœur. Etablissement qui a prévu une kheyma (tente) : tapis, tables basses, narguilés, ambiance orientale avec un zeste de décoration saharienne. Une tendance qui se propage dans les établissements en vue. Certains évoquent un symptôme de trouble de l'identité nationale, discours cher au président de la République. D'autres, probablement plus épicuriens, aiment bien. Les terrasses de la place Audin ne désemplissent pas jusqu'à l'heure du couvre-feu psychologique fixé vers minuit. On y croisent même des représentantes de la gent féminine. Mais la palme des fréquentations revient aux cybercafés, qui viennent d'échapper à une obligation gouvernementale instaurant la fermeture à minuit. Les jeunes surfent sur le Web mais regardent aussi sur place un film en VCD ou DVD loué 30 DA, écouteurs aux oreilles. Les films dits d'action, policier ou de guerre se maintiennent au sommet du box-office algérois. Les magasins de vêtements ne désemplissent pas non plus et les gargotes distribuent aux futurs jeûneurs sandwichs chawarma et tranches de pizzas. La nuit s'allonge et brusquement, la ville se vide et comme de lourdes paupières bruyantes, les rideaux des commerces se baissent. Les sans-abri tiennent fermement le carrefour de la place Audin.