De nombreux linguistes de l'université d'Oran et de Mostaganem qui, loin de tout prisme à valeur morale ou idéologique, tentent d'étudier le langage dans ce qu'il est et pour ce qu'il est, prennent comme terrain de recherche la poétique raï. Loin de toutes les interprétations sociologiques avancées jusqu'à lors pour expliquer le phénomène, la chanson raï, dans sa phraséologie actuelle se fraye donc un nouveau chemin dans le domaine de la recherche scientifique. Le postulat premier est que le langage est un corps vivant. Il n'est jamais statique, il évolue avec le temps, subit des influences et pour survivre il s'insère dans l'environnement immédiat qui lui est imposé. « Ana mananssach el passé » « moi je n'oublie pas le passé » chantait Hasni, « rani en colère », « je suis en colère » dixit Cheb Abbes, « Nastahal la trahison » « je mérite la trahison », « maala balich aalah zahri jay comme ça « je ne sais pas pourquoi mon destin est ainsi fait » chebba kheira « Galbi ivibri », « mon cœur vibre », chebba Warda et la liste de ce genre de patchwork langagier créé à la faveur d'un concubinage librement arrangé, entre un genre musical et une manière de vivre, est encore longue à énumérer. Pour les linguistes il s'agit ici du phénomène dit code switching « emprunts linguistiques » puisé dans le langage courant. La téléphonie mobile, véritable révolution du dire discret et abondant, sans crier gare, a fait une telle et si soudaine irruption dans la vie de tous les jours qu'elle a incontestablement enrichi le vocabulaire raï d'un nouveau glossaire. Pour d'autres linguistes, ce n'est pas le raï qui a inventé ce phénomène mais c'est bel et bien le langage courant qui est entrain de se métamorphoser et que ce genre musical n'en n'est que la vitrine la plus apparente. La frange jeune qui veut baliser ses codes et inventer son propre langage, chaque jour adopte un nouveau mot ou met en exergue un autre utilisé dans le hors contexte. Cheb Redouane dit « Haba numérique » pour désigner une femme belle au visage éclatant, comme l'est l'image numérique. Ces mots ne viennent pas du néant puisque ils existent. Actuellement un jeune ne dit pas sahbi pour appeler son ami mais dit plutôt Chriki, « Mon associé ». Les linguistes, comme le fera remarquer le Dr Meliani Hadj, ne voient pas ici les signes d'une altération irréversible du langage, puisque la phrase dialectale dans sa partie grammaticale garde sa structure toute intacte. La distribution du sujet du verbe et du complément n'est pas chamboulée pour autant. Et l'on ne peut parler de créolisation que quand le langage subit un tel degré de transformation qu'il devient indécodable. Alors pourquoi le choix de ces mots ? Un jeune parolier, étudiant en lettres arabes, habitant le quartier d'Eckmühl, dira que la musique raï dans son essence doit être une musique spontanée, rapide et très actuelle, de l'ordre du vite consommé, une étoile filante qui ne doit durer que le temps d'un instant. Pour cela un vocabulaire inédit volontairement affranchi de toute règle préconçue se doit d'accompagner cette musique « volage ». « Nous les paroliers avons choisi les mots en français pour, premièrement le besoin du dire vrai puis le dire émotionnel. La poésie conformiste qui a prévalu jusqu'alors est trop métaphorique, trop sublimée pour réussir à accrocher le coeur d'un jeune 18 -20 ans. En deuxième lieu, la poétique, c'est-à-dire la répétition d'une même voyelle ou d'une même consonne à l'intérieur d'un couplet, est beaucoup plus facile à trouver en français usuel pour remplacer le mot en dialecte qui manque. » Et puis, dira t-il, « quelqu'un qui vous dit (crazah camiou )-un camion l'a écrasé-n'en fait pas mieux et pourtant ! » En ces journées de ramadhan, un jeune dit à un autre « Rahi gadbatni la fechlesse », en d'autres termes « J'ai la faiblesse » le mot « fechlesse » est un mot valise, disent les linguistes, puisque il est équitablement composé entre El « fechla » et « faiblesse ». C'est tout le génie du parler local qui se veut actuel et qui s'en fout de tous les préjugés.