L'approche sociologique dont cette étude se prévaut vise à cerner les publics que cette chanson a marqués et bercés de ses rythmes endiablés. Parce que perçue et reçue comme l'expression de l'éphémère, longtemps on a vu dans la chanson raï une sorte de marchandise artistique, versant dégradé de l'art authentique. Le côté commercial éclipsant toute originalité, négligeant toute esthétique. Pourtant, si on part du principe, comme le souligne l'auteur que «la chanson au Maghreb est actuellement le mode privilégié de l'expression culturelle» on peut alors déduire que le raï n'est pas un «épiphénomène». C'est ce que justement s'emploie à démontrer ce livre de Marie Virolle, ethnologue chargée de recherche au CNRS. Cultivant une double distanciation par rapport à l'objet d'étude grâce à son regard d'universitaire étrangère, elle replace la chanson raï dans le contexte idéologique et sociologique de l'Algérie indépendante. Dès ses débuts, le raï sera attaqué par les chioukh du melhoun et du badawi, adeptes du chant rigoriste, pour ses accointances avec l'émotion alcoolisée et l'amour impur. C'est la «querelle des Anciens». Elle sera relayée par celle des «Modernes» incarnés par les gens des médias. Des extraits en sont donnés. L'analyse des articles de presse parus sur le sujet pendant les années 1980 laissent du reste percer une «angoisse», une «inquiétude» face à un genre déterminé à violenter le code éthique en vigueur. La presse nationale s'illustre par des appels à la normalisation suscitant le débat sur un raï, «sain», un raï «propre» qu'on pourrait écouter en famille. Ainsi subrepticement sous la plume de Marie Virolle court à travers l'histoire de la chanson raï l'histoire d'une mutation idéologique. L'approche sociologique dont cette étude se prévaut vise, on l'aura compris, à cerner les publics que cette chanson a marqués et bercés de ses rythmes endiablés. Elle vise aussi à dire «de quelle continuité, de quelles ruptures surtout, se sont nourris ses couplets». A expliquer comment le raï va évoluer au fil des ans en formant «divers styles qui correspondent à des états de cette chanson, selon l'époque, les interprètes, l'auditoire». Personnage anthropomorphe, le raï dégaine son sabre et livrer bataille. Ainsi tout un chapitre nous décrit l'acte de démolition de l'ordre établi qu'engagera la chanson partie de Bel-Abbès et des faubourgs d'El- Hamri. Elle opte pour «la langue de tous les jours, celle des émotions, des sentiments, du rêve, de l'utile et du conflictuel». Pour un «arabe algérien vivant et évolutif» écartant ainsi la langue classique jugée trop conventionnelle. La politique d'arabisation linguistique et culturelle s'en trouve être du coup complètement tournée en dérision. Cheb Khaled rapporte l'auteur peut déclarer alors avec fierté qu'il chante «bel aârbiya ddardja lwahraniya ntaâ na» (en arabe populaire oranais bien de chez nous). Il faut le signaler, du reste, le propos est illustré par des vers en dialectal avec leur traduction en français. En annexe figurent également accompagnés de leur traduction française des textes de chansons intégrales de Rimitti. Un personnage auquel est consacré tout un chapitre. La partie réservée au «Raï, côté femmes» livre particulièrement une somme de conclusions intéressantes. Le côté androgyne de la femme chanteuse du raï qui concilie «des traits féminins et des traits masculins» placée «en situation de contact entre le monde des femmes et celui des hommes» est rapproché avec celui de la femme voyante, thérapeute en possession d'un pouvoir démiurge et magique de transgression. «Une chikha n'a plus de nom patronymique», elle ne dépend pas d'une tutelle filiale devant laquelle «elle serait comptable en tant que femme, de ses faits et gestes». La chanteuse peut donc profiter de cette position avancée que les femmes-thaumaturges occupaient dans la culture traditionnelle pour revendiquer «le changement dans la perception des relations entre les sexes». Dur combat qui ne s'annonce pas de tout repos. Le déchaînement des sentiments longtemps retenus et la logorrhée de paroles qui s'en est suivie créent une situation où l'exacerbation des contradictions atteint des seuils paroxystiques. Le raï et l'ex-FIS autant dire l'Eros et le Thanatos «ont souvent les mêmes adeptes». Mais le raï loin d'ignorer la religion l'inclut dans son corps comme il a inclu la culture profane pour légitimer l'interdit et pousser très loin la subversion du code idéologique dominant.