Le monde à l'envers. Ou à l'endroit ? Le Brésil se situe géographiquement dans l'hémisphère Sud et c'est donc déjà l'hiver ici. Question de conventions aussi, cette grande nation, malgré sa position de 9e économie mondiale, est encore considérée comme un pays du Sud, économiquement parlant. Rio (Brésil) De notre envoyé spécial Rio à l'envers, à Copacabana sur la longue avenue qui borde cette plage mondialement célèbre, les feux rouges sont alignés dos à dos, ce qui surprend le visiteur. En fait, il faut le savoir, l'avenue Atlantica change de sens deux fois par jour afin de s'adapter aux flux directionnels du trafic automobile. Il y a près de 1,5 million de voitures à Rio et les stations-service de l'avenue qui change de sens annoncent toutes «alcool», par un petit écriteau placardé au dessus des pompes. Il ne s'agit pas de ce liquide enivrant, bête noire des islamistes présents par ailleurs dans quelques favelas de Rio, mais d'éthanol, un biocarburant tiré du soja et qui ne dépend absolument pas du pétrole. Ce n'est pas un luxe, ici au Brésil, plus de 90% des voitures sont équipées de moteurs hybrides, essence/éthanol. Ce n'est pas uniquement de l'écologie non plus, mais aussi une histoire de coût ; le litre d'éthanol est deux fois moins cher que le litre d'essence et donne pratiquement les mêmes performances que le précieux combustible noir, source de guerres et de pollution. «On ne peut pas vivre sans Caïpirinha (un cocktail typique de Rio à base de rhum local), plaisante le pompiste, mais on peut vivre sans pétrole». Alors que partout ailleurs on essaie encore d'installer la logique éthanol dans les mentalités, le Brésil en est déjà à expérimenter l'éthanol 2, nouvelle génération de biocarburant, encore plus performant et économique, ainsi que le biodiésel, produit tout neuf. Gengis Khan, c'est son vrai nom, 30 ans à peine, né d'un père fou d'Histoire, traîne sur les plages à la recherche d'une bonne affaire. «Le bio ? On n'en n'a pas l'air comme ça», montrant les favelas qui s'entassent en haut sur les mauros (collines) de Rio. «Mais on l'est». L'écologie dans les mœurs Copacabana. La plage est belle et au loin, dans la mer, on aperçoit quelques plateformes offshore de pompage pétrolier, appartenant à la compagnie nationale des hydrocarbures Petrobras. Le Brésil s'est développé sans pétrole mais depuis quelques années, il en est devenu un producteur sérieux et ses réserves sont estimées à 90 milliards de barils. Avec toutes les conséquences fâcheuses ; tout le monde a en souvenir la marée noire issue d'un accident de plateforme, la plus grosse jamais construite au monde. Petrobras avait subi les foudres de sa population et du monde entier mais n'a pas abandonné la production. Le Brésil a le pétrole et les idées. Il pompe de l'or noir mais roule à l'éthanol. Lagoa, grande lagune bleue près du centre de Rio, autour de laquelle s'articulent de charmants quartiers, immeubles résidentiels blancs, parcs, innombrables kiosques à fruits, magasins de fitness et cliniques de chirurgie esthétique et dentaire dont les Brésilien(ne)s sont de bon(ne)s client(e)s. Ici, au bord de cet espace enchanteur et naturel, on vient courir, faire du sport, de la voile ou boire (et manger) une noix de coco. Bref, tout ce qui est lié au fameux culte du corps des Cariocas. Si le Brésil n'est pas un pays très développé en comparaison avec la Scandinavie ou l'Europe de l'Ouest, le sentiment environnemental est inscrit dans la mentalité. D'ailleurs, les gens fument très peu à Rio, sont idéalement métissés, pensent globalement bio et sont généralement beaux. Non, plus sérieusement, tout n'est pas aussi idyllique. Si dans les quartiers riches, le Cialis, une molécule érectile qui aide à être un homme en face d'une femme, est en vente libre, on apprend que la belle plage de Botafogo est une plage artificielle, et que la nouvelle égérie des telenovelas est une métisse, une première puisque cela n'était pas concevable avant. D'ailleurs au Brésil, loin du cliché interracial, les dirigeants sont des Blancs et les femmes de ménage des Noires. Au Balconné, sur l'Avenudas Atlantica, dans ce bar à ciel ouvert qui est le plus gros centre de prostitution du quartier, un genre de Tidjelabine du sexe, Padre, un habitué des lieux explique : «Le bio, c'est pour les touristes. Ici, c'est misère, prostitution, meurtres et cocaïne, tourisme sexuel et pédophilie.» Padre exagère peut-être, mais les chiffres sont éloquents ; si depuis son arrivée le président Lula a concentré beaucoup d'efforts pour réduire de 40% la pauvreté et la criminalité, la violence a tué 25 000 personnes ces trois dernières années, uniquement dans l'Etat de Rio, le plus mortel du Brésil avec 23 meurtres pour 100 000 habitants selon les chiffres collectés par l'ONG Rio de Paz. Muito Muito (beaucoup), avoue Gengis Khan, qui a lui-même vécu dans une favela. Les 300 favelas de Rio Santa Thérésa. Dans ce charmant petit quartier historique de la ville, à mi-hauteur et tout en lacets doux, on déguste du poisson et on voit Rio en bas, noyée dans une brume marine. C'est le refuge de la classe moyenne, qui depuis l'arrivée de Lula, a grossi en récupérant 40 millions de personnes issues des classes pauvres à l'échelle du pays. Ici, presque toutes les vieilles maisons ont été transformées en petits restaurants pour accueillir touristes et Cariocas à la recherche de tranquillité. La nuit tombée, les coups de feu retentissent d'un autre flanc de colline, venus de la favela voisine «Règlements de comptes», annonce le serveur, qui a visiblement l'habitude d'avoir cette bande sonore en fond. Plaines et collines, c'est ainsi que Rio est agencée. Mais contrairement aux Kabyles, ce sont les pauvres qui habitent les hauteurs, dans des favelas qui s'accrochent dangereusement aux flancs glissants des montagnes, et les riches résident dans les plaines, sur les terres basses, près de la mer. Les favelas ne sont pas des bidonvilles, comme le suggère la traduction française, c'est-à-dire des baraquements fait de tôles et de matériaux de récupération. Les favelas sont des quartiers à l'urbanisation sauvage, mais les maisons sont en dur, briques ou parpaings, comme à Baraki ou aux Eucalyptus. De la plage chic d'Ipanéma, Gengis Khan montre la favela Rocinha, la plus grande d'Amérique du Sud, située au sud de Rio sur le bord de mer, à côté des quartiers riches de Gavoa et dans laquelle vivent 400 000 personnes sous le joug du Comando Vermelho, un gang de narcotrafiquants particulièrement redoutable et avec lequel le gouvernement traite directement. Cette célèbre favela connue pour sa violence, n'existe ni sur la carte de la ville ni sur les plaques des arrêts de bus qui, pourtant, s'arrêtent tous à Rocinha. Pourtant, on peut y vivre relativement correctement depuis que Lula a intégré les favelas dans son «programme d'accélération de la croissance» et s'est inspiré de l'exemple de Medellin en Colombie pour améliorer le niveau socioéconomique de ces quartiers. A Alemao par exemple, un gros ensemble de 12 favelas au nord de Rio où s'entassent 170 000 personnes sous le contrôle du Comando Rouge, il y a un centre de soins, des écoles, et même du wifi, internet haut débit et gratuit pour tous. On y organise des visites pour touristes, en bus, et les seules consignes sont de ne pas prendre de photos, pour ne se pas retrouver avec un chef de gang dans son appareil, et de ne pas aborder les filles en dehors des bars et lieux prévus pour cela, des fois que l'une d'entre elle serait la copine d'un chef. Les Comandos, c'est ainsi que l'on appelle les gangs de narcotrafiquants, se disputent à coups de M-16 et de AK-47 l'immense marché de la drogue qui arrive de Colombie par la forêt amazonienne, et est distribuée dans le monde entier, Amérique, Afrique puis Europe. Lula et le gouverneur de l'Etat de Rio affirment que les favelas sont pacifiées. Ce n'est pas entièrement vrai, affirme Gengis, et tout peut redémarrer, à l'exemple récent du Mexique, où un accrochage entre les forces de l'ordre et les narcotrafiquants de Ciudad Juarez a tourné à la guerre sanglante. «Les choses ont changé, oui, avoue Gengis, c'est du développement, mais est-il durable ?»
Le pneu, moteur et malheur Luiz Ignacio Lula Da Silva, plus connu sous le nom de Lula, est un président très pris. Pour le voir, il faut se rendre à 40 km de Rio, au Challenge Bibendum, manifestation à mi chemin entre l'industrie automobile et l'environnement. C'est à Rio même où a été signée la convention de 1992, premier «Sommet de la Terre» sur la biodiversité, ratifié par 188 pays. Pour ce challenge, le défi pour les organisateurs est de continuer à développer l'automobile tout en essayant de limiter l'impact sur l'environnement. Pour le président brésilien, passer de la 9e à la 5e économie mondiale tout en gardant le capital écologique brésilien. Dès son entrée en scène, l'ex-ouvrier syndicaliste de Sao Paulo parle propre, bio, avenir mais finit par lâcher la feuille de son discours pour se mettre à fustiger les Américains et leur hégémonie. Dans la bouillonnante Amérique du Sud qui cherche encore à s'unir, on dit que «Chavez ose, Uribe (président de la Colombie, à la solde des Américains) dispose et Lula propose», confirmant sa position d'habile négociateur sur la scène internationale. Mais Lula, «chef de l'Etat le plus populaire de l'histoire de ce pays» pour Gengis Khan et de nombreux Cariocas, est partant cette année, il ne briguera pas de troisième mandat. Justifiant sa décision par un cinglant «le Brésil a mis du temps à devenir une démocratie, ne comptez pas sur moi pour arrêter ce processus» que l'on croirait adressé à l'Algérie ou à tout autre pays installé dans le règne durable. Il quitte donc le pouvoir à la fin de l'année et sa dauphine annoncée, Dilma Roussef, du même Parti des travailleurs, devrait lui succéder à la tête de l'état. Développement durable ? Lula a installé un mode de gouvernance et une vision, en 8 ans, 20 millions de Brésiliens ont été tirés de la pauvreté pour intégrer la classe moyenne. «Rio est une marque liée à la durabilité», comme le dit Eduardo Paes, le maire d'opposition de Rio qui est quand même venu avec Lula au Challenge Michelin. Car Rio a déjà une vieille histoire avec l'environnement et Michel Rollier, le patron de Michelin, souligne que «il y a 20 ans que le Brésil s'est engagé dans le développement durable. Même si le moteur à essence a encore de beaux jours devant lui et les rares voitures électriques tirent souvent leur énergie d'un transfert de pétrole ou de charbon pour produire de l'électricité». La pile à combustible ? Encore loin, déclarent l'ensemble des participants à ce challenge, même si tout le monde est d'accord pour dire que l'on avance quand même, aujourd'hui, la meilleure voiture électrique possède 400 kilomètres d'autonomie pour 1 heure seulement de chargement. Les Brésiliens ont réglé le problème, ils roulent à l'éthanol. Mais ce sont quand même des voitures et au-delà de la pollution liée au combustible, le problème du pneu demeure central. Ce qui pousse le directeur de Michelin de la zone Afrique-Inde-Moyen-Orient, Prashant Prabhu, qui gère donc l'Algérie et l'une des rares usines du groupe, implantée à Alger, à se poser la question : «Mobile et propre ? C'est l'idéal.» Mais les difficultés sont liées à notre mode de vie. «Ou alors une voiture sans roues donc sans pneus», plaisante-t-il, «comme un train, mais c'est très compliqué à mettre en œuvre sur les routes». La solution est évidemment de ne pas rouler, ou le faire en vélo. « Qui est prêt à abandonner la mobilité pour protéger l'environnement ?» se demande encore Prashant Prabhu. Qui ? A Rio, on roule à l'éthanol et l'énorme statue du Christ du mont Corcovado vient d'être restaurée et de nouveau, elle attire, concentre les prières, les demandes et les vœux pieux. «Ça roule, et un jour tout ira bien», annonce positivement Gengis Khan, reparti en quête d'une affaire. En attendant, le directeur de Michelin préconise d'utiliser les vieux pneus comme combustible pour produire de l'énergie : «Ça brûle bien, il n'y a qu'à voir toutes les émeutes dans lesquelles on utilise de vieux pneus ». Oui, on connaît bien cette utilisation en Algérie. Et on est moins écolos que les Brésiliens. Selon une récente étude, Alger a été classée la 3e ville la plus sale. Alors que c'est le même indicatif ; pour appeler Rio il faut faire le 021. Comme pour Alger. Lula part, mais à Alger on ne sait pas encore partir. On sait juste arriver. En voiture à pétrole.