Dix ans après leur création, les éditions barzakh viennent de recevoir le Grand Prix 2010 de la fondation néerlandaise Prince Claus pour la Culture et le Développement. Sur les difficultés de promouvoir le livre en Algérie, leur programme de nouveautés pour le prochain Salon du livre et ses aspirations en tant qu'éditrice , Selma Hellal, la codirectrice, fait le point pour El Watan Week-end. -Comment avez-vous réagi à l'attribution de ce Grand Prix, une reconnaissance venue d'ailleurs… ? Plusieurs émotions se sont télescopées : sidération, joie, inquiétude, fierté. Aujourd'hui, nous le vivons essentiellement comme une responsabilité. C'est une belle récompense, tant symbolique que matérielle, mais qui, surtout, nous enjoints d'être meilleurs. Plus exigeants, rigoureux, attentifs à nos partenaires - sans lesquels du reste, pareille aventure n'aurait pu avoir lieu. C'est un honneur pour toute l'équipe des éditions barzakh, mais aussi pour tous ceux qui nous ont fait confiance, auteurs, imprimeurs (comment ne pas remercier Chantal Lefèvre de l'imprimerie Mauguin ?), libraires, et tous les autres bien sûr, y compris les journalistes, ces incontournables relais. J'ai envie de croire que cette belle nouvelle suscitera une sorte de «contamination positive», nous redonnant à tous du cœur à l'ouvrage - dans cette constellation que nous essayons de former -, de la force et de l'indépendance. Dans le contexte actuel, peu enclin à l'épanouissement, travailler à offrir du beau, de la réflexion, du rêve, c'est un peu faire acte de résistance.
-Quelle évaluation faites-vous de dix ans de production littéraire au sein des éditions barzakh ? Avez-vous le sentiment aujourd'hui d'avoir réussi dans votre entreprise ? Ce prix n'honore pas seulement l'éditeur, mais aussi un catalogue et donc des auteurs et leurs œuvres. C'est l'occasion de nous rappeler que nous devons fidélité et gratitude aux auteurs pour le cadeau qu'ils nous font chaque fois qu'ils nous proposent un manuscrit (même si, au final, celui-ci n'est pas retenu). Il me semble que grâce à un compagnonnage patiemment construit au fil des années, nous avons donné la possibilité à quelques-uns d'entre eux de construire un univers propre, enrichi livre après livre. D'être découverts par un public - d'abord algérien - souvent généreux et avide. Ces auteurs ont été appréciés et reconnus pour leur originalité, leur audace, leur subjectivité. Cela vaut également pour de jeunes écrivains algériens édités à l'étranger à qui nous assurons une visibilité en proposant leurs textes dans une édition locale. Ces efforts, je crois, sont une manière de participer à la constitution de ce corps en train de sédimenter qu'est la littérature algérienne. Ainsi, en donnant à entendre ces voix (dans le sillage d'éditeurs comme, à l'époque, Bouchène et Marsa), je crois que nous contribuons, à une échelle certes modeste, à réinjecter du rêve et de l'imaginaire dans notre société, à encourager la prise de parole individuelle. En faisant cohabiter différents univers, des plus classiques aux plus expérimentaux, les langues arabe et française, des auteurs consacrés et d'autres qui le sont moins, notre souci a toujours été de rendre compte de ce qui remue dans l'Algérie d'aujourd'hui. L'envie de continuer est bel et bien là, surtout quand s'affirment de nouvelles plumes (Hajar Bali, Kaouther Adimi, Sid Ahmed Semiane pour ne citer qu'eux), contemporaines et ambitieuses. Et je me réjouis que parmi elles figurent des femmes. -Quelles sont les principales difficultés d'éditer des livres en Algérie ? Et pourquoi avons-nous, parfois, l'impression que ces difficultés sont entretenues ? Le livre reste cher, c'est un obstacle majeur qui contribue à la fragilité et la volatilité du lectorat. D'autant que celui-ci ne fréquente plus vraiment les librairies, car l'offre y est pauvre et peu diversifiée. Comment donc le rencontrer, ce public si difficile à cerner ? Les difficultés ne sont pas entretenues, elles sont récurrentes, parce qu'en vérité, quelles que soient les initiatives qui seront prises (mesures économiques d'encouragement, multiplication de salons), il y a un seul et unique enjeu : c'est l'école. C'est elle qui forme un enfant à l'amour de la lecture. C'est peu de dire que tout - la liberté de pensée, de réfléchir, de rêver, de créer, d'être, en somme - se joue dans cet espace. Je discutais ce matin avec une amie institutrice dans une cité difficile en banlieue parisienne. Elle me disait combien l'introduction des livres avaient pacifié l'ambiance, apaisé les enfants : un jour, elle a apporté dans la cour un caisson à roulettes plein de livres, les enfants se sont peu à peu mis à lire pendant la récréation, aux heures creuses, et de proche en proche, le livre est devenu un compagnon vital pour eux. Aujourd'hui, ce sont eux qui réclament des séances de lecture en groupe... L'école algérienne est en faillite. Dès lors, ne nous étonnons pas que ni la famille ni la société dans son ensemble n'accordent de place, même symbolique, au livre, à l'exception du livre religieux. -Le Conseil des ministres a décidé, fin août 2009, de l'exonération du papier destiné à la fabrication du livre de la Taxe sur la valeur ajoutée. Cette mesure va-t-elle encourager l'édition et la lecture en Algérie ? C'est une excellente initiative qui devrait pouvoir se répercuter sur toute la chaîne de fabrication. Si tous les acteurs impliqués (éditeur, imprimeur, librairie, distributeur) décident, dans le prolongement de cette décision, de faire un effort, une dynamique peut s'enclencher, qui permettra, in fine, de réduire le coût du livre. -Le Salon international du livre d'Alger est prévu fin octobre. Quelles sont les nouveautés de barzakh cette année ? Et que pensez-vous de la non-invitation des éditeurs égyptiens à cette manifestation culturelle ? En plus d'un recueil de nouvelles noires Alger, quand la ville dort, nous proposerons un livre de Mustapha Chérif : Un intellectuel musulman chez le Pape, où l'auteur relate sa rencontre avec Benoît XVI. Enfin, un autre ouvrage devrait être prêt, qui me tient particulièrement à coeur : Le Maghreb à travers ses plantes, écrit par un pharmacologue marocain, Jamel Bellakhdar, étude exhaustive, vivante et engagée sur les plantes et arbustes au Maghreb, les usages qu'en faisaient les populations dans l'ancien temps, leurs vertus thérapeutiques. C'est l'œuvre d'un passionné et d'un militant. On découvre - pur bonheur ! - mille choses sur l'asphodèle, le clémentinier, l'armoise blanche, l'inventaire est vertigineux ! De plus, on y trouve les désignations en arabe, variant parfois d'un pays à l'autre. Quant à la non-participation des éditeurs égyptiens au salon, nous la déplorons. La culture incite à l'élévation, au décloisonnement ; le livre est l'objet par excellence qui crée des passerelles, suscite dialogue et émulation. Le Salon international du livre est un moment-clé : il offre, pendant quelques jours, la possibilité d'un vivre ensemble brouillon mais plein de vitalité, entre Algériens, mais aussi entre différentes nationalités. Cette décision est regrettable.