Elle cherchait désespérément un livre de Mohamed Arkoun, mais dans l'île de Barrataria, il n'y avait pas de place pour le penseur. Le contraire aurait d'ailleurs relevé du bon sens, mais, comme chacun le sait, dans ce fief imaginaire de Sancho Pança, fidèle compagnon du chevalier Don Quichotte, écuyer errant qui a toujours rêvé d'être roi et qui s'autoproclama gouverneur de l'Ile de Barrataria, nous n'avons que faire du bon sens. Qu'adviendrait-il, sinon, de la Barratarie, l'ami, monde virtuel pour grands enfants coupés de la réalité, patrie de la pantomime où le gouverneur se regarde multiplier les représentations, enivré par les ors du pouvoir et les contes fantasques dont ils est le héros, jusqu'à en oublier réalité et son état de simple palefrenier, bluffant les opinions par l'art de la parodie, du pastiche et de la paraphrase, tantôt Jefferson, tantôt Napoléon, citant Tocqueville et de Gaulle... ? Ici, et c'est même notre chance et notre privilège, on joue notre propre cinéma, celui qui nous tient lieu de diplomatie et de stratégie en direction du monde, avec du pétrole et beaucoup d'argent. Difficile d'ailleurs d'y porter la contradiction. L'île a ses codes d'accès, connus des seuls initiés et des gorilles vigilants empêchent toute fâcheuse information vraie, venue de la réalité de contaminer l'atmosphère hallucinatoire ou, pire, de se propager au sein de la population. C'est au brio de ces vigiles-censeurs que Sancho Pança doit d'avoir terrassé toutes les initiatives déplaisantes. Celle-là, par exemple, du député Ali Brahimi qui s'amusa à demander une commission d'enquête parlementaire sur la corruption, une sotte intrépidité qui fut aussitôt mise au crédit des contorsions classiques de l'opposition, c'est-à-dire une gesticulation sans grande conséquence d'un élu sans grande nuisance, mais dont la mauvaise humeur est néanmoins indispensable à la parodie du pouvoir. Et puis, à quoi bon enquêter sur la corruption puisqu'en vertu du cinéma national, elle est abolie depuis onze ans, depuis que le gouverneur eut annoncé être venu effacer la corruption «avec l'eau de Javel» et averti de leur fin proche «les bandits devenus gouvernants et les gouvernants devenus bandits» (El Watan du 31 octobre 2009) ? Oh, il y eut bien cette bourde du garde des Sceaux de l'île, qui reconnut que les crimes économiques, c'est-à-dire le détournement des biens de «Etat, la dilapidation des deniers publics, la corruption avaient augmenté de 19,9% entre les seules années 2006 et 2009. Autant dire qu'ils ont doublé depuis 1999 ! C'était quelque peu embarrassant, certes. Pour un peu, le Garde des Sceaux aurait même avoué que l'Etat barratarien n'a ni la force, ni la cohésion nationale, ni la légitimité, d'abolir la corruption et qu'il est l'otage d'une kleptocratie, de ces «bandits devenus gouvernants» et qui ont, en onze ans, complètement infiltré le pouvoir, occupant un terrain favorable, débarrassé des contre-pouvoirs, profitant de ce que les institutions soient vidées de leur autorité par le pouvoir personnel du gouverneur. Mais l'île ne saura rien de cette regrettable confession du garde des Sceaux. Le rideau sanitaire, tenu par de compétents médias censeurs, l'a préservée de cette attaque virale. Car l'île a ses propres journaux publics ou privés équipés de rédacteurs et d'ordinateurs, ses chaînes de télévision et de radio et même son agence de presse moderne... Cette noria médiatique imposante informe chaque jour le bon peuple et le plus sérieusement du monde, des derniers délires à la mode dans l'île. Ce travail ingrat, dont on ne souligne jamais assez la contribution à la mythologie nationale, fait appel aux plus récents procédés technologiques et se traduit, aussi grotesque que cela puisse paraître, par de vrais journaux télévisés, d'authentiques dépêches d'agence correctement siglées et de véritables éditoriaux que les auteurs, ajoutant au côté loufoque de la situation, semblent avoir rédigés avec une insoupçonnable gravité. Alors, non, Madame, vous ne trouverez pas de livre d'Arkoun ! En Barratarie, monde enfin parfait, peuplé exclusivement de laudateurs, où personne ne juge le gouverneur, où l'échec est aboli, où il s'entend, la nuit, rosir de fierté, où on ne comptabilise que les succès, qu'avons-nous à faire, je vous le demande, des livres de Mohamed Arkoun ? Voilà un penseur qui écrit que «les échecs ont commencé dès le lendemain de l'indépendance quand se sont imposés des régimes policiers et militaires, souvent coupés des peuples, privés de toute assise nationale...» Parlerait-il de l'île ? Fort heureusement, en Barratarie, monde enfin parfait, peuplé exclusivement de laudateurs, où personne ne juge le gouverneur, s'exerce une vigilance quotidienne contre toute lucidité malvenue. A-t-on idée d'y laisser traîner des livres où l'on lit que «les moyens par lesquels les régimes se sont mis en place n'ont nulle part été démocratiques» ? Comment voulez-vous entretenir des rapports autres qu'exécrables avec un personnage qui vous ramène à votre véritable condition ? Car enfin, pareilles bêtises sont de l'ordre du baragouinage des journalistes «tayabet el hamam», pas de la réflexion d'un penseur ! Alors, raus ! Raus Arkoun, comme le fut Adonis ! Pas de place dans l'île pour les esprits bassement lucides ! Et des lucides islamologues de surcroît ! Un islamologue qui use de la religion autrement que pour envoûter le bon peuple ! Onze ans à utiliser la religion pour apparaître Messie aux yeux de la populace, ruinée par un islamologue. Pas question ! Il faut dire que Sancho, pour se faire obéir dans l'île de Barattaria avait suivi les conseils de Don Quichotte. «La première difficulté que tu vas rencontrer sera de faire accepter tes lois. Il ne serait pas mal que tu puisses persuader aux Baratariens que tu es en commerce secret avec quelque déesse. Tu proclamerais ta législation un jour d'orage, au milieu du tonnerre et des éclairs. Elle s'imprimerait ainsi dans leur âme avec le sentiment d'une salutaire terreur. Ton code ne serait pas seulement un code, il serait une religion ; violer la loi serait commettre un sacrilège et encourir non seulement des châtiments humains, mais encore le courroux des dieux. C'est de cette manière que tu donneras de la stabilité à ta ville, et que tu forceras les citoyens à porter docilement le joug de la félicité publique.» Et Sancho avait suivi le conseil, avec certes, quelques appréhension. Don Quichotte l'avait rassuré : «Une telle imposture serait, il est vrai, odieuse chez tout autre, mais elle est très permise à un législateur. Tous s'en sont servis, depuis Lycurgue jusqu'au dernier Messie, et de nos jours encore, si tu lis les écrits des publicistes qui aspirent à refaire la société, tu y remarqueras un ton de mysticisme qui prouve qu'ils ne seraient pas fâchés de passer pour des inspirés et des prophètes. Ceux qui ont recours à ces supercheries sont plus qu'excusables, ils sont méritoires puisqu'ils honorent les dieux de leur propre sagesse.» Et le gouverneur de l'Ile de Barrataria se servit de la religion, en apparaissant comme le défenseur de la majorité musulmane, initiant une lutte soudaine contre l'évangélisation qui lui permit d'accentuer les rivalités interconfessionnelles, annonçant le projet d'une Grande mosquée au plus haut minaret du monde, généralisant l'enseignement islamique dans les lycées, impulsant la chasse aux hérétiques, traquant tous ceux qu'on soupçonnait d'avoir des sentiments contraires à la foi musulmane, les chrétiens ou les non jeûneurs durant le Ramadhan ... Que faire alors des livres de cet Arkoun qui prône le «rapprochement religieux» quand l'île n'a besoin que de cheikhs qui attisent la haine entre les confessions ? Il avait même préconisé la transformation «des systèmes de pensée religieuse anciens et des idéologies de combat qui les confortent, les réactivent et les relaient» et dénoncé le fait que «la pensée moderne et ses acquis scientifiques sont rejetés ou, au mieux, marginalisés». On l'avait même entendu plaider pour une république moderne, où l'on ne compterait ni sur les serments ni sur la répression, mais sur des institutions assurant le rôle de garde-fous, sur les libertés, notamment celle de la presse. L'indépendance de la justice, la remise régulière en jeu de tous les mandats, y compris de la fonction suprême... Et quoi encore ? Mais l'île ne serait plus l'île ! . Alors non, pas de livres d'Arkoun, madame ! C'était le jour de l'enterrement de Mohamed Arkoun - et la dame, passablement courroucée, s'était écriée : «Dans quel pays vivons-nous ? Où est passé l'Etat ?»Dans quel pays vivons-nous ? Mais en Barratarie, madame! En Barratarie ! Et ne cherchez pas l'Etat. L'Île de Barrataria a ceci de commun avec notre Etat, c'est qu'elle n'existe pas !