De prime abord, le mois de Ramadhan au Caire ressemble à bien des égards à ce mois sacré en Algérie, avec la frénésie de consommation qui se saisit des jeûneurs, la hausse des prix, les « Allah'ouma ini sa'im » entendus çà et là pour expliquer des comportements antisociaux, les embouteillages monstres l'après-midi, les prises de bec entre chauffeurs et les bagarres dans les marchés. Cependant, une simple promenade dans les rues offre des scènes qui laissent pantois et qui ne se produisent sûrement pas à Alger, au risque pour les concernés de se faire lyncher en public. On se retrouve en train de se frotter les yeux pour s'assurer que ce qui se passe devant soi est bien vrai. Comme ce chauffeur de taxi qui gare sa voiture au bord de la route en début d'après-midi, étale des victuailles sur le siège d'à-côté et mange le plus normalement du monde, comme si de rien n'était, sous les regards des passants qui l'ignorent complètement. Dans le quartier chic de Zamalek, fief de la jet set et de la tchitchi égyptiennes, des expatriés européens et des ambassades, les cafés et restaurants sont ouverts aux non-musulmans, mais où les musulmans sont également servis. Mais là où on ne comprend plus rien, c'est le vendredi, quand les fidèles sont obligés de prier dans la rue, à cause de l'exiguïté de leur petite mosquée, collant presque à de grandes baies vitrées d'un café Costa - une chaîne britannique qui s'est implantée au Caire - à l'intérieur duquel des consommateurs égyptiens et étrangers sirotent, imperturbables, leur cappuccinos et cafés light, jetant des regards détachés sur les fidèles, qui, de leur côté, font comme si ce café n'existait pas. Si ce n'est pas de la tolérance çà, c'est à se demander ce que ce terme signifie alors. Devant l'académie de musique de Zamalek, certains adolescents et adolescentes boivent du Coca qu'ils ont acheté d'un kiosque situé juste à côté. Comment savoir si c'est des coptes ou des musulmans ? Et même si c'étaient des coptes, la coutume veut que ces derniers, par respect pour les musulmans, s'abstiennent de manger en public durant le Ramadhan. Dans le même quartier, et à quelques encablures seulement d'une autre mosquée, se trouve un bar : « Pub 28 ». Sur la porte, une note informe les clients que, durant le Ramadhan, c'est « business as usual ». Le pub ouvre à partir de 18h, c'est-à-dire une demi-heure à peine après le f'tour, jusqu'à deux heures du matin. Un collègue égyptien explique que seuls les étrangers et les Egyptiens de confession chrétienne, les coptes, sont servis. Qu'à cela ne tienne ! Le patron, me dit le collègue, fait exception pour certains habitués, des musulmans, qui vénèrent beaucoup plus Bacchus que le Prophète. La même chose patron ! Demain, il fera jour. Sur les bords du Nil, l'après-midi, des couples sont assis sur des bancs et des espaces verts, la main dans la main, serrés les uns contre les autres. Les filles, dans leur écrasante majorité, portent le hidjab. Des couples, dont le body language laisse entrevoir une intimité qui cadre mal avec les privations de tout ordre qu'impose ce mois sacré, mais qui ne semble pas déranger un tant soit peu ni les passants ni les policiers, présents en grand nombre dans les rues du Caire. Un gérant d'un café du centre-ville a, lui, trouvé un stratagème diabolique, du moins aphrodisiaque dans ce cas bien précis. Il a tout simplement concocté un nouveau jus qu'il a appelé « Viagra Juice » : un mélange de jus de dattes, de salade roquette, de doum (le fruit d'un palmier local qui a un goût de gingembre), de lait et de sucre. Bingo ! L'efficacité de cette boisson d'un autre genre ne semble pas faire de doute si l'on considère que le café ne désemplit pas jusqu'à quelques instants avant le s'hour. « Viagra juice » Le patron a même placé un encart publicitaire dans un journal. Toujours au centre-ville, certaines boutiques de vêtements pour femmes offrent toute une panoplie de sous-vêtements. Mais quels sous-vêtements ! De la lingerie coquine, s'il vous plaît, style kiinky, call-girl et soubrette, mis en valeur sur des mannequins grandeur nature et tellement bien faits qu'on les prendrait pour des femmes réelles. En attendant des clientes - ou des clients - éventuelles, un propriétaire est assis devant sa boutique avec une copie du Coran entre les mains qu'il lit à haute voix. Le Ramadhan au Caire, c'est aussi ces hommes qui passent dans les quartiers en tapant très fort sur un tambour pour réveiller les dormeurs et leur signifier que l'heure du s'hour est arrivée. On les appelle les « masaharati ». Le bruit assourdissant des tambours ne semble pas incommoder les Egyptiens qui protègent jalousement ce rite. Le Ramadhan au Caire, c'est aussi le madfaa qui tonne de la Grande citadelle, un lieu touristique qui surplombe la ville offrant une magnifique vue panoramique sur la capitale, pour annoncer la rupture du jeûne. Une tradition perdue depuis longtemps à Alger, mais dont les Cairotes sont fiers. Le Ramadhan au Caire, c'est enfin les diar errahma, éparpillées un peu partout et qui offrent le couvert aux pauvres, parfois dans des emplacements un peu cocasses. Comme ces tables placées sous le pont du 26 Juin, à l'entrée de Zamalek, sur un trottoir situé au milieu de deux routes à très grande circulation et à très forte pollution. Les démunis s'y installent bien avant la rupture du jeûne. Les gaz dégagés par les voitures ne les incommodent pas. Ramadhan au Caire.