Une scène restera à mes yeux inoubliable, et est à mon sens significative de ce qu'est El Watan depuis sa fondation et de ce qu'il doit toujours être : un journal à l'écoute de la société dans laquelle il est immergé, un journal qui s'en fait l'écho de la manière la plus authentique. Deux ans après la création d'El Watan alors que nous étions sous le choc de l'arrestation de six membres de l'équipe d'encadrement dont le directeur de la publication Omar Belhouchet ainsi que la journaliste Nacéra Bénali – et la fermeture du journal, une vieille dame est introduite par l'appariteur dans le bureau de la rédaction en chef où s'était regroupé le reste de l'encadrement du journal en session ouverte et permanente pour organiser les relais de sensibilisation et de solidarité nationales et internationales à la première des nombreuses épreuves traversées par El Watan depuis 20 ans. S'adressant à moi, la vieille dame sort de sous son voile un vieux mouchoir d'homme, à carreaux, qu'elle dénoue et me tend quelques billets de dinars. «C'est tout ce que je peux faire pour vous soutenir», me dit-elle, presque en s'excusant. Elle venait de percevoir sa pension de vieillesse. Elle en avait gardé une partie pour ses besoins et l'autre partie elle voulait nous la remettre. Quand je lui ai demandé pourquoi elle agissait ainsi en lui expliquant que notre problème n'était pas un problème d'argent, elle me dit : «Moi je ne sais pas lire, votre journal je ne le lis pas, mais les gens comme moi en ont besoin, il porte et relaie nos problèmes, nos difficultés. Quand toutes les portes sont fermées, c'est notre seul recours». C'est aussi cela, - outre la défense de la liberté d'expression manifestée à El Watan par des intellectuels, des défenseurs des droits de l'homme, des militants de partis politiques - , qui a été à l'origine des très nombreux comités populaires de solidarité, créés à la libre initiative de citoyens. Cela s'est vérifié à chaque épreuve douloureuse vécue par notre journal. Etre au cœur de sa société, de ses combats, de ses aspirations n'est pas l'exclusive d'El Watan, en témoigne le formidable élan de solidarité populaire chaque fois qu'un titre de la presse indépendante est interdit de parution.La maison de la presse ne s'est-elle pas transformée en réceptacle des misères, des arbitraires, des injustices de citoyens pour qui la presse indépendante est l'ultime recours. Il reste que pour l'équipe fondatrice d'El Watan, et tous les jeunes journalistes qui sont venus la renforcer depuis vingt ans, la matière qui nourrit nos écrits trouve sa source dans les problèmes et questions – sans tabous – qui ont traversé l'Algérie depuis vingt ans, qui rongent la société. C'est un fondamental incontournable de notre travail de journalistes. La crédibilité d'El Watan est là aussi.