Avoir vingt ans est-ce vraiment le plus bel âge de la vie ? J'aimerais le croire et ne le peux. Je ne le peux pas, parce que l'âge d'El Watan me renvoie aux vingt dernières années d'une Algérie écrasée, meurtrie de mille deuils, brutalisée, dupée, méprisée… Suis-je contaminé par le pessimisme de Paul Nizan : «Je ne laisserai à personne dire que vingt ans est le plus bel âge de la vie.» ? Non ! Mon pessimisme n'est pas philosophique. C'est le présent qui est invivable. Je vois et j'entends en écho la révolte de mon compatriote de vingt ans, âge des utopies, pour qui le mal de mer est sans remède. Tout cela n'est pas la faute de Nizan, ni celle d'El Watan, dont les yeux rivés sur le réel, le transcrivent à chaque battement du temps, m'aident à voir, à savoir et à comprendre. Ce réel, je le perçois en ce jeune algérien, mon fils, mon frère, mon semblable. Je l'entends dire : Suis-je devenu un fantôme aphone ou les miens sont-ils devenus aveugles et sourds ? Je suis vivant et je doute que ce corps soit le mien. Je me sens nu, l'esprit en jachère, le regard éteint, le désir ligoté et mes bras pesants, pendent comme des branches mortes… Laissez-moi libre de jouer ma vie au bonneteau, de miser ma vie pour un bout d'espérance sur un radeau incertain … Je sais ramer, j'ai toujours ramé… Oui, je pratique mon épreuve de vérité : l'antique ordalie. Réussir la traversée, sera ma victoire ; mourir, la mer sera mon linceul. Laissez-moi partir, Messieurs les Gardiens de la Nation…Restez à table, mangez, buvez, rotez… Wa-el-hamdou- lilahi… Mais, vous, si prompts à pardonner aux spadassins dévastateurs de tant et tant de vies, vous qui refusez de comprendre que ma fuite signe votre échec, n'ajoutez pas à ma colère vos crachats ! Le vent les rabattra sur vos visages ! Pas très gaie cette entrée en matière pour un papier d'anniversaire. Pardonnez-moi, ô copains d'El Watan, de forcer le trait du pathétique et risquer de «casser» votre fête. L'image du harrag, spectrale et sidérante, loge dans mon esprit et ne je peux pas m'en défaire. Icare se brûle en voulant atteindre le soleil. Le harrag, Icare algérien, plus modeste, affronte, lui, le jugement de la mer, espérant toucher les terres d'Europe. Sa détresse est en moi, comme si j'en étais à la fois le coupable et la victime. Elle est mon obsession, ravivée chaque jour par les drames qu'El Watan rapporte et rappelle depuis vingt ans : la vision éblouissante de la mort, tant de morts. Pour dire mon amitié à celles et ceux qui fabriquent El Watan, je me suis refusé de décliner les formules lénifiantes et creuses du genre : Aïd-koum saïd, happy birthday to you, bravo, excellent, continuez, vous êtes les meilleurs… etc. Je sais que le dithyrambe vous agacerait et la langue du bois de cèdre vous donnerait d'insupportables migraines.Je sais que je ne fais pas dans la prose joyeuse. Donnez-moi une seule raison d'être hilarant, ou l'exemple d'un article festif écrit dans votre Quotidien pour m'en inspirer. J'ai beau fouiller les «Une» d'El Watan, je n'ai trouvé aucun compte rendu d'une fête avec défilé de chars fleuris, flonflons, danses et youyous. Celle du 5 juillet ? Expédiée en une minute de silence ! Celle du Premier Novembre ? Un dépôt de gerbe ! Celles des deux Aïd ? Une prière à Ketchawa ! Ah ! Pardon, j'oublie une folie populaire tombée sur nous comme une pluie d'orage, la seule en vingt ans : la victoire à Khartoum d'un ballon propulsé d'un coup de pied intelligent dans la cage égyptienne ! Même si ce triomphe a été sali d'un flot d'injures, il prouve que le patriotisme reste à fleur de peau des Algériens et dans leur peau, la mémoire de la liesse et de la fraternité, reste incisée. Alors à quelle autre bonne nouvelle, rapportée par El Watan, arrimer mon imagination ? Dites-le moi et je mettrai en musique et en paroles un hymne à la joie grand comme du Beethoven, et vous le chanterai. Pourquoi les fêtes populaires sont-elles bannies dans notre pays et remplacées par un répertoire de vanités statistiques gonflant l'orgueil de ceux qui les alignent avec la performance du ventriloque ? Pourquoi les louanges que s'adresse à elle-même la Famille révolutionnaire, sont-elles chantées par le chœur de ses fils lui renouvelant leur confiance ? Famille révolutionnaire ? Une famille peut-elle l'être ? Etonnante appellation aux résonances tellement siciliennes. Vérité discriminatoire qui tribalise la République et «dénationalise» la majorité de ses citoyens. Plus grave, elle ignore la Constitution, usurpe et privatise le capital symbolique du peuple et de la nation. Son complexe de grandeur tient du miracle de la démographie et de la science biologique : Elle s'auto reproduit en générant par milliers des anciens moujahidine tout neufs. Elle se prétend être l'incarnation du passé et du destin de l'Algérie, être sa grandeur.L'Algérie arrivera-t-elle encore à pouvoir se hisser à hauteur d'elle-même ? El Watan est pour moi, un sismographe planté sur la peau de l'Algérie et du monde. Depuis vingt ans, chaque matin, il m'en révèle les pulsations, les petites failles de la vie, les séismes de douleur, quelques geysers de joie, des éclairs d'espérance, des veuleries arrogantes, des éboulements de la morale... Miroir de papier et d'encre à chaque jour renouvelé, El Watan me parle de l'humanité telle qu'elle est, dans ses beautés, ses blessures et ses déchéances. Narration en temps réel de l'héroïsme des anonymes et de la voracité des prédateurs. El Watan ne prétend pas être doté des pouvoirs du démiurge pour offrir aux Algériens une Algérie idéale dans laquelle, par exemple, le simple fait de rire ne serait pas un blasphème ni un tic nerveux. Pour un journal, avoir vingt ans dans la vie, c'est naître chaque matin dans le siècle. D'un seul bond, El Watan a franchi un siècle et un millénaire et il continue à se coltiner au jour qui vient. Le journaliste est un Sisyphe du mot. Obstiné, chaque wsoir il le monte au marbre et recommence l'épreuve au jour d'après.