Depuis la récente découverte de grands gisements de pétrole, d'uranium et de fer dans le bassin de Taoudéni, d'importants intérêts économiques cherchent à se servir d'AQMI comme alibi pour légitimer une présence militaire étrangère au Sahel. Toumbouctou (Mali). De notre envoyé spécial Bien entendu, l'objectif final recherché par ces intérêts est de s'assurer une part appréciable de ce nouvel eldorado minier.Autrement dit, le Sahel est pris dans l'engrenage infernal d'une géopolitique compliquée qui risque à tout moment de précipiter toute la région dans le chaos. Une géopolitique dont les enjeux, ressort-il, sont perçus différemment dans la région. Depuis l'enlèvement par Al Qaîda au Maghreb islamique (AQMI) de 7 employés d'Areva, dans le nord du Niger, le 15 septembre dernier, plus personne n'ose s'aventurer au Sahel. Même les humanitaires les plus téméraires ont décidé — sous la pression de la peur et de leur gouvernement — de plier bagages et de mettre une croix sur la région. Cela le temps, du moins, que la situation se décante. Mais avant qui que ce soit d'autre, ce sont d'abord les populations autochtones qui sont les premières victimes de la terreur que tente d'y asseoir AQMI. Abou Zeïd et Mokhtar Belmokhtar, deux chefs terroristes tristement célèbres pour avoir exécuté de sang-froid deux Occidentaux en l'espace de deux années — le Britannique Edwin Dyers et le Français Michel Germaneau — semblent parvenus à leurs fins, à savoir isoler le Sahel du reste du monde et en faire un des principaux sanctuaires du terrorisme islamiste. La multiplication des opérations terroristes sur le terrain a déjà contraint, en tout les cas, les agences de voyages à revoir de fond en comble leurs circuits, portant un coup sévère à la fragile industrie touristique dont dépend la survie de villes comme Tombouctou. Habituée à voir déferler à longueur d'année d'importantes vagues de touristes occidentaux, cette magnifique citée, fondée par les Touareg au XIIe siècle, devenue en l'espace d'un siècle le centre intellectuel le plus prestigieux du Moyen- Age africain, est aujourd'hui au bord de la crise de nerfs. La raison ? Malgré l'ouverture de la saison touristique depuis déjà plusieurs jours, aucun étranger n'a encore montré son nez. Aucune réservation n'a également été faite dans les nombreux petits hôtels que compte la ville. Faute de clients, les artisans tout comme les restaurateurs se tournent les pouces et se regardent en chiens de faïence à longueur de journée. Ils ruminent leur colère en silence. Démoralisée et inquiète, toute la ville tourne au ralenti depuis trop longtemps. Tout le monde sait que si la machine touristique ne redémarre pas dans un mois ou deux, des dizaines de familles, déjà durement touchées par la pauvreté, seront obligées de quitter la région pour tenter de trouver de quoi subsister ailleurs. Et pour l'heure, la situation ne prête pas à l'optimisme. La perle du désert n'a pourtant rien perdu de son éclat. Au contraire, grâce aux financements importants consentis par le gouvernement sud-africain, sous la présidence de Thabo Mbeki, pour sauvegarder son inestimable patrimoine culturel, Tombouctou a pour ainsi dire connu une véritable renaissance. Ses principaux sites touristiques ainsi que ses mosquées historiques si atypiques sont sur le point d'être complètement rénovés. Toujours avec l'aide des Sud-Africains, les autorités tombouctoises ont réalisé le pari fou de réunir et de restaurer près de 40 000 manuscrits historiques datant du XIIe siècle et éparpillés aux quatre vents il y a encore peu de temps. Trésor inestimable, ces documents, qui sont pour la plupart écrits en arabe ou en peul par des savants musulmans, contiennent un savoir qui couvre plusieurs domaines (astronomie, botanique, géographie, mathématiques, musique, etc.). Jalousement conservés depuis des siècles comme des secrets de famille, ces manuscrits méritent à eux seuls le déplacement. Toutefois, tous ces efforts risquent, à terme, d'être réduits à néant si rien n'est entrepris pour redonner confiance aux touristes et, surtout, faire en sorte que AQMI n'impose pas sa loi dans la région. L'émergence d'AQMI paraît avoir assombri, pour un temps, le ciel du Sahel. Le véritable test pour le Sahel sera toutefois le Festival du désert organisé chaque mois de janvier aux alentours de Tombouctou. Si à ce moment-là, les touristes ne viennent pas, la région ne s'en remettra pas avant longtemps. «Il faut absolument faire quelque chose. La population ne peut pas être abandonnée à son sort de la sorte. Tout le monde vit ici du tourisme. Si les Occidentaux ne viennent pas, ce sera une catastrophe. La paupérisation a déjà atteint des proportions inquiétantes ici. Sans les revenus du tourisme, je ne sais ce qu'il adviendra d'eux», lance sur un ton de désespoir Devon Reid, probablement la seule Occidentale à avoir pris la résolution de rester vivre dans le nord du Mali, après l'enlèvement des employés d'Areva. Arrivée, il y a peu, tout droit des Pays-Bas, pour aider les habitants de la région à lancer des micro-entreprises, elle soutient à cor et à cri que Tombouctou est une ville sûre et se dit convaincue que la menace d'Al Qaîda est exagérée. «Cela fait plusieurs jours que je vis ici. Je ne comprends pas pourquoi on s'empresse de présenter la région comme un coupe-gorge, alors que ce n'est pas du tout le cas. La population est chaleureuse et accueillante. Je me sens en confiance», ajoute, la gorge nouée par l'émotion, cette Canadienne qui découvre pour la première fois le Sahel. Les médias étrangers décriés Les habitants de Tombouctou sont ainsi particulièrement remontés contre les autorités françaises, auxquelles il est reproché de faire fuir les touristes en présentant, régulièrement, les villes du nord du Mali comme étant à haut risque. «Pourquoi cet acharnement contre nous ? Ils oublient qu'il ne s'est jamais rien produit ici, à Tombouctou. Les étrangers qui y séjournent sont sous notre protection. Nous sommes responsables de leur sécurité. Nous n'avons aucun intérêt à ce qu'il leur arrive quelque chose», s'insurge Mahamane, un artisan bijoutier d'une quarantaine d'années rencontré non loin de la célèbre mosquée Djingareyber, mémoire encore vivante de l'âge d'or de Tombouctou. Les Touareg se joignent également aux mécontent pour dénoncer l'amalgame aussi «insupportable» que «dangereux» qui revient de plus en plus souvent dans les articles de la presse française consacrés au Sahel et qui établissent un parallèle «inique» entre leurs tribus et les groupes d'AQMI. La tête et le visage entièrement couverts d'un chèche couleur sable, un vieux Targui au regard d'aigle, adossé au mur de terre cuite d'une baraque improvisée en épicerie, se dit «outré» par la représentation qui est faite d'eux en Occident depuis peu. Le doigt pointé vers le ciel, le sexagénaire jure d'une voix grave par les 333 saints que compte Tombouctou, que les siens n'ont rien à voir avec les terroristes d'AQMI. «Comment peut-on penser et dire une chose pareille ? Nous ne sommes ni des criminels ni des voleurs de poules. Si les Touareg avaient été du côté des terroristes, la région aurait plongé dans le chaos depuis longtemps», fulmine notre interlocuteur. Contrairement à certaines idées reçues, les activités d'Abou Zeïd et sa bande ont aussi commencé à nuire aux affaires d'une certaine catégorie de contrebandiers. Il s'agit surtout de celle dont le «travail» consiste essentiellement à acheminer depuis la ville algérienne de Tamanrasset des produits de première nécessité (lait, café, thé, semoule, farine, etc.) et des médicaments. Des denrées pratiquement inexistantes sur les marchés maliens. Depuis l'attaque meurtrière menée contre un poste de garde-frontières, en septembre dernier, à Tin Zaouatine, par le groupe d'Abou Zeïd, l'armée algérienne a pratiquement verrouillé la frontière algéro-malienne. Plus rien n'entre ni ne sort aussi facilement qu'avant d'Algérie. «Avant que ces histoires de terrorisme ne commencent, j'avais l'habitude de faire la navette plusieurs fois par mois entre Tombouctou et Tamanrasset. Presque tout ce qu'on mange ici provient d'Algérie. Mais depuis peu, il est devenu très risqué de s'aventurer près de la frontière. D'un côté tu as l'armée algérienne qui est constamment sur le qui-vive et, de l'autre, tu risques de tomber sur des terroristes capables de tout pour te soutirer de l'argent. Cela devient trop risqué», témoigne Hammodan, un transporteur clandestin malien, rencontré à l'auberge du Désert de Tombouctou. A l'aise dans plusieurs langues, notre interlocuteur explique d'un ton grave mais néanmoins dans un bon français que «la situation risque d'être catastrophique pour les 32 000 habitants que compte Tombouctou si les affaires ne reprennent pas». «Cela surtout, poursuit-il, que les autorités centrales à Bamako ne se préoccupent pas trop de ce qui se passe ici.» Le constat vaut malheureusement pour plusieurs autres villes. C'est le cas de Gao, Kidal et Abeibara qui ont déjà été secouées par de violentes rebellions de Touareg, par le passé. «Si ça continue, il n'y aura bientôt plus rien à manger. Voyez par vous-même, même pour les cours de nos enfants, c'est nous qui devons les financer», fait remarquer Hammodan, l'air soucieux. Le Nord est-il à ce point coupé du sud du Mali ? Notre transporteur n'a pas besoin de trop disserter pour montrer le déséquilibre qui caractérise les deux régions. Mais comme si la misère ne suffisait pas, il a fallu encore que le nord du Mali soit au centre des visées du terrorisme international et d'importants intérêts économiques.