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Anthologie de malheurs
Roman. "Si tu cherches la pluie, elle vient d'en haut"
Publié dans El Watan le 30 - 10 - 2010

Trois personnages attachants dans les filets d'une écriture et d'un récit à la fois sombres et tendres.
C'est pour raconter la Ville déshumanisée et ses effets tragiques et traumatiques sur ses enfants que Yahia Belaskri nous propose l'histoire de trois personnages dont les itinéraires de vie, jalonnés de malheurs, d'entraves, de malheurs et d'impossibilités, prennent aux tripes, suscitant à la fois la peine, la compassion, la colère...
La Ville sans nom est racontée à la troisième personne par le narrateur qui agit en fin observateur externe, livrant aux lecteurs et lectrices le déroulement de l'histoire, bribes par bribes jusqu'au dénouement final. Au cœur de cette Ville narrée au présent, dans un langage qui laisse transparaître l'image d'un vaste espace où le désordre et le chaos règnent, la foule anonyme marche vite. Au milieu de cet environnement bruyant, inhospitalier, froid et hostile, des piétons irrespectueux du code de la route et des automobilistes qui brûlent les feux de la circulation, pressés d'arriver à destination sous les yeux alertes et impuissants d'un policier.
Pendant que la vie passe son temps et que le ciel pleure à chaudes larmes, Déhia, jeune universitaire, belle, intelligente, tente de survivre dans une société où appartenir au sexe féminin relève d'un véritable combat, face des esprits qui crient à la haine, à l'enfermement sur soi et au crime. Enseignante à l'université, cette femme aux idées courageuses, au langage franc et direct, s'en prend à ses étudiants qui parlent de Dieu et de religion et s'enferment dans des justifications essentialistes. «Le mal est ancien. Une maladie insidieuse, rampante... Elle se manifeste par l'oubli, puis l'amnésie», déclare sa mère qui sera sauvagement assassinée par ses deux fils, devenus intégristes religieux. Orpheline de mère, Déhia se réfugie dans l'amour de son père, lequel supplie Salim, l'amant de sa fille, de l'éloigner de cette ville de malheurs où le sang coule à flots sans jamais s'arrêter car après la mère de Déhia, c'est au tour de Salim de mourir poignardé par des mains assassines.
Loin de la Ville, Déhia est orpheline. Sans famille, elle tente de se reconstruire aux côtés de son mari, Adel, second protagoniste du roman. Le couple s'est connu lors d'un colloque. Tout comme Déhia, Adel a quitté sa terre natale, ce «pays du malheur et de la mort», cette terre aride de sang séché au soleil. Cet homme féru de poésie a eu son lot de malheurs et d'épreuves fatales : pauvreté, frustrations, défaites, mort de ses parents, mort de Besma, sa fiancée lors d'un attentat à la bombe. Dix années plus tard, Adel et Déhia passent des vacances dans une ville-musée, quelque part au bord de la Méditerranée. Ensemble, ils tentent de réinventer leur vie.
Pendant que Déhia et Adel réinventent leur vie, surgit Badil (l'alternative) dont le prénom laisse présager des lendemains à visage humain. Il est le frère de Adel. Il se retrouve en prison où il est violé par des codétenus puis par des gardiens. A sa libération, sans point de chute, il se met au service d'un homme qui fait travailler des enfants comme mendiants. Ce dernier lui offre un abri de refuge et le viole à son tour. Badil est seul. Il erre dans les rues, perdu, sans nouvelles de son frère Adel. Et dans un excès de désespoir, à l'aide d'un couteau à la lame tranchante, il coupe son sexe. Après cet acte tragique, Badil prend la décision de s'exiler pour rejoindre son frère Adel. Avec des compagnons d'infortune, un jeune chômeur, un étudiant sans avenir et une femme et son fils, Badil traverse la mer sur une barque. Pendant qu'ils rament sans fin en pleine mer, la barque est heurtée par un chalutier. Badil meurt noyé.
Le lendemain, le corps de Badil et des autres sont remontés dans les filets des pêcheurs. Lors d'une discussion avec Lucio, un sexagénaire qui leur montre les papiers d'identité de ces êtres aux corps «décomposés, jetés, rejetés, anonymes», Adel reconnaît la pièce d'identité de son frère. Il se rend la morgue pour identifier le corps de Badil. A ses côtés, Déhia «pleure la douleur de cet homme qui partage sa vie, elle pleure les plaies qui s'ouvrent en lui». Pendant ce temps, Adel «pose le genou à terre, vaincu encore une fois, les larmes coulent maintenant. pardon, dit-il doucement. Pardon».
Déhia et Adel sont face au cadavre de Badil, tristes, désemparés, impuissants. Comment regarder la vie en face lorsque le malheur colle à la peau comme une sangsue ? Comment faire le deuil d'un passé jalonné de tragédies, lorsque la mort rattrape ses proies même au delà de la Méditerranée ? Comment rire, jouer, parler, manger, nager, aimer, vivre sereinement lorsque la terre natale prend l'allure d'une mère qui rejette sa progéniture, la contraignant à chercher refuge sur des terres inconnues au péril de leur vie ? Tels sont quelques uns des questionnements que Yahia Belaskri pose à travers ce roman du Malheur et de l'impossible résilience, la troisième œuvre de cet auteur né à Oran et installé en France depuis 1999, après Nouvelles fausses, Dernières nouvelles de la Françafrique (2003) et Le bus dans la ville (2008).
Ecrit dans un style fluide, cette histoire se situe dans trois espaces différenciés : la Ville déshumanisée qui rejette ses enfants, la ville-musée, cet ailleurs représenté comme un eldorado clément et enfin la mer déchaînée qui tue sans pitié. Elle se lit d'une traite. Au fil des pages, les lecteurs et les lectrices se laisseront prendre par cette écriture la fois dure, sombre et tendre qui raconte la tragédie de ces trois personnages profondément marqués. Cependant, dans leur malheur et leurs tentatives de s'en sortir, ils émergent comme des êtres attachants et profondément humains.
- Yahia Belaskri, «Si tu cherches la pluie, elle vient d'en haut», Ed. Vents d'Ailleurs (Sept. 2010. La Roque d'Anthéron). 126 p.


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