On ne peut pas faire dire ce qu'on veut à l'histoire d'un peuple qui s'est libéré... ...C'est à cette conclusion que je suis parvenu en lisant Izuran III, au pas de la Sublime Porte (*) de Fatéma Bakhaï. À part l'espoir têtu et la conscience volontaire, nous n'avions aucune certitude, avant l'indépendance, que viendrait le temps libre où l'Algérien pourrait se mettre à jour de ce qu'il se doit avoir de son passé. Autrement déjà dit (lire L'Expression de mercredi 14 avril 2010, p. 21), l'Algérien prend aujourd'hui la liberté de s'organiser pour ce retour au plus loin dans ses origines, là où se retrouvent les racines les plus sûres, les plus authentiques d'une société, «Izuran» étant le vocable berbère relatif à l'origine de la chose, comme «racine» ou plutôt comme «germe» qui précède «racine» et génère par conséquent le principe du commencement. Cela pour dire que le passionné de son pays et qui a de l'amour-propre n'irait pas par d'autres chemins, des chemins étrangers douteux, pour apprendre son identité. «Il ne faut compter que sur soi, affirmait à juste raison Tristan Bernard, et encore pas beaucoup.» Ainsi donc, le ravissement continue avec les recherches de Fatéma Bakhaï. Après son premier Izuran, au pays des hommes libres, l'Histoire, suivi d'Izuran II, les enfants d'Ayye, voici, sur le même thème, son troisième ouvrage ou plutôt la troisième et dernière remontée vers notre histoire fondamentale, une longue aventure humaine, jalonnée de repères palpitant de vies grandioses souvent au sommet du bonheur éclatant mais souvent au bord de l'exécration aussi. Telles sont les «destinées» et elles sont telles qu'elles ne sont pas en notre pouvoir, sauf si la versatile Histoire s'impose à nous et alors, elle ne dépendra que d'un seul jour que Fatéma Bakhaï s'est au reste évertuée à faire apparaître dans les toutes dernières lignes de son présent livre. Elle y a mis une forte réflexion, juste à l'instant où le vigilant personnage, «le tabib Abdelhamid El kouloughli», fils de la belle et admirable Nafissa, témoin d'un drame qui se nouait au coeur de son «beau pays Djazaïr», se mourait d'une malédiction inimaginable: Charles X, le nouveau roi de France, représenté, face à son créancier Hussein dey, par son arrogant consul Pierre Deval. La scène ahurissante de cette provocation repoussée du bout d'un éventail donne le prétexte cherché par la France pour envahir El Djazâir: «Abdelhamid ouvrit les yeux. Il avait froid. Il lui fallut épuiser ses dernières énergies pour, sous sa couverture, tendre l'index droit. Il récita par trois fois la chahada, sa profession de foi, ses lèvres déjà dures remuaient à peine. Il pensa à ses enfants, sa femme, sa mère, son pays puis soupira en évoquant le sinistre entretien qui l'avait tant perturbé. Ce fut son dernier soupir.» Cet entretien outrageant, repris d'une lettre imaginée de Abdelhamid adressée à ses «fils bien-aimés», est rapporté, avec les signes annonciateurs de la malédiction, en ce raccourci: «Michel Cohen Bacri, un juif de Livourne, s'était associé avec Neftali Bouchenak, un juif de Djazaïr. Ils avaient leurs entrées au palais et obtinrent le monopole de l'exportation des blés. [...] Ils étaient toujours affables mais je ne crois pas que leur honnêteté ait été aussi grande que leur courtoisie. Les deys ont été d'une grande patience! [...] Le gouvernement français [...] a mis au point tout un arsenal juridique qui lui permettait de garder la face sans avoir à débourser un franc! [...] Hussein dey était excédé! Il attendait le versement de sept millions mais il ne savait pas qu'à Paris, les yeux brillants de convoitise, on évaluait, à tout le moins, à cent cinquante millions la fortune de la régence!» Les faits remontent à loin. «Au pas de la Sublime Porte» est d'abord attaché celui de Walid et, plus encore celui de Hind, l'exceptionnelle, sa mère. Que ce temps est loin, mais qu'importe, Fatéma Bakhaï poursuit la légende de sa sublime saga en l'illustrant soigneusement de références enracinées dans l'évolution constante des hommes et des événements marquants des époques revisitées. Mêlant intrigues crédibles et descriptions minutieuses, réalité convaincante et imagination féconde, le genre historique prend ici une allure et un intérêt rarement atteints. Le style sobre, écartant l'amphigouri et particulièrement le propos ampoulé, donne de la vraisemblance aux faits historiques dont il s'agit et beaucoup de justesse au charme du récit. En effet, le lecteur traverse les temps, les territoires et les sociétés avec des personnages exceptionnels; il s'émerveille d'un passé auquel il adhère tout naturellement. Son identité, il la sent se construire dans l'abondance de détails auxquels a recours Fatéma Bakhaï pour certifier exacte l'histoire qu'elle propose. Oui, avec les prestigieux aïeux déjà présentés dans les deux volets précédents, avec ici le dernier Uzuran, Omar, pourtant «si secret» et sans doute parce que secret, a une mémoire qui parle d'une histoire qu'on lui avait racontée et que désormais il allait en commencer une autre dès le jour où il «acheta deux gros cierges qu'il alluma au mausolée de Sidi Abderrahmane». En somme, El Djazâir, Khair-Eddine, les Pachas, les Beys et les Raïs, «Djazaïr la perle de l'empire», la résistance aux envahisseurs étrangers et ceux mus par la croisade, l'esprit de la civilisation andalouse, l'architecture, l'urbanisme,...tout comme le commerce et les richesses de «Djazaïr», la vie sociale en général, les joies et les peines, l'aisance de la haute société, la rigueur du comportement militaire, le quartier «interlope» (baño, les bains pour les Espagnols, bagne pour les Français) sont autant de repères historiques, autant de théâtres où évoluent, tour à tour, des personnages illustres: Selim, Mourad, Hadi, Mustapha, Nafissa, Abdelhamid,...Ali, Mansour, Hind, Walid, Omar,...Ils nous reviennent tous comme des souvenirs longtemps perdus et, une fois retrouvés, ils mettent au fond de notre âme une sorte de stigmates de leur histoire. (*) Izuran III, au pas de la Sublime Porte de Fatéma Bakhaï, Editions Alpha, Alger, 2010, 230 pages.