Selon Azmi Bishara, la corruption qui sévit dans le monde arabe n'a jamais eu d'égale par le passé. Le penseur et universitaire Azmi Bishara a fait salle comble dimanche soir au Salon international du livre d'Alger (Sila) qui se tient au niveau du stade du 5 Juillet. Sa conférence sur «L'état actuel du monde arabe» a duré trois heures. Connu par son langage franc, Azmi Bishara est arrivé à la conclusion qu'un cartel dirige la plupart des pays arabes actuellement. Il est composé des familles régnantes, des services de sécurité et des «nouveaux hommes d'affaires». Des hommes d'affaires qui, selon lui, ont des alliances avec les élites dirigeantes. Cette catégorie est, d'après lui, née de l'élimination du secteur productif public et de la naissance du secteur des investissements rapides dans les services (tourisme et télécommunication). Cette situation bloque la mise en place d'une économie de marché dans le sens capitaliste du terme. «L'économie de marché bannit des considérations politiques qui ont trait au piston et aux passe-droits. Cependant, on constate qu'un féodalisme capitaliste s'est installé. Nous l'avons inventé», a-t-il ironisé, soulignant que dans ce cas, la libre concurrence a disparu. «Le projet des élites dirigeantes arabes est de se maintenir au pouvoir», a-t-il ajouté. Il doute que les populations soient d'accord avec l'idée que ce «maintien» a pour objectif la stabilité du pouvoir. Il n'a pas manqué d'évoquer la lâcheté de certains intellectuels arabes qui se mettent au service des gouvernants. Les responsables arabes sont incapables, d'après lui, de donner des réponses aux questions posées par les citoyens et aux sujets évoqués. Il a souligné la confusion entre Républiques et royaumes. «Cela nous rappelle le temps des Etats sultanesques ou des monarchies nées après l'effondrement du califat», a-t-il relevé. A ses yeux, cette confusion a gommé les spécificités au point où tous les régimes se ressemblent structurellement aujourd'hui. «L'hérédité au pouvoir est la conséquence de l'effacement de la frontière entre le public et le particulier», a-t-il analysé. L'intervenant a observé que les mouvements libérateurs qui sont arrivés au pouvoir dans certains pays arabes après les indépendances avaient pourtant perçu la République comme «un espace public». «Et l'Etat est un espace public et non pas privé. Le dirigeant n'a pas la propriété de la terre et de ce qu'il y a dessus. Même un dictateur gouverne au nom de la volonté populaire qui est l'expression du domaine public. La longue période des autoritarismes a conduit à l'enchevêtrement entre espaces publics et privés, mais également à l'émergence d'un fléau, jamais rencontré auparavant, celui de la corruption sous toutes ses formes. Par le passé, un ministre, dans un Etat non démocratique, respectait son statut de fonctionnaire et n'abusait pas du bien public», a-t-il insisté. Selon lui, la corruption est accompagnée par la marginalisation des institutions et des partis au profit des familles au pouvoir. «La notion de familles au pouvoir se limitait par le passé aux monarchies seulement, ce n'est pas le cas aujourd'hui», a estimé le conférencier. Il y a, à son avis, un sentiment général de désespoir et d'inquiétude dans le monde arabe. «La déception n'est pas un concept scientifique, elle émane de rêves, ceux de la génération des grands courants de pensée qui ont traversé les pays arabes durant les années 1960 et 1970. Aujourd'hui, cette déception est le signe de la fin d'une époque», a relevé l'auteur de La problématique arabe. D'après lui, cette fin d'époque n'a pas ouvert la porte à une autre. Aussi, les caractéristiques de la prochaine époque seront-elles définies par ceux qui feront la conclusion de celle qui vient de s'achever. «Faut-il être critique ou nostalgique ?» s'est-il interrogé. Les courants politiques ont, selon lui, fait dire au passé ce qu'ils voulaient en termes de traduction de leurs opinions. Il a estimé que chaque courant présent dans la scène arabe a eu sa chance dans la prise de pouvoir : islamistes, nationalistes et gauchistes. D'où la profondeur de la crise actuelle. «Personne ne pourra dire aux populations qu'il n'a pas eu sa chance ou qu'il n'a jamais gouverné», a-t-il observé. Il a regretté l'absence d'un projet arabe ou celui d'un Etat-nation (dawla qotria) en soulignant qu'autour du monde arabe, des pays tels que la Turquie ou l'Iran retiennent les leçons du passé et bâtissent des nations s'appuyant sur leurs dynamiques internes. «Le comble est qu'en plein cœur du monde arabe, il existe un projet colonialiste florissant qui construit des institutions et qui nous demande de les reconnaître idéologiquement», a-t-il relevé à propos de la demande de Tel-Aviv de reconnaître Israël comme «Etat juif». Par le passé, la cause palestinienne jetait, d'après lui, un brouillard sur la situation arabe. «Les slogans cachaient beaucoup de mauvaises pratiques. Aujourd'hui, cette même cause met à nu les contradictions entre les Arabes», a-t-il dit. Azmi Bishara a le sentiment que tout est permis avec les Arabes, lesquels sont «au milieu des vents». «Il n'existe pas un ‘‘nous'' arabe clair avec lequel on peut traiter avec les autres», a-t-il regretté. Optimiste, il a estimé que l'émergence de médias (télévisions d'information continue) ont grandement contribué à rapprocher les points de vue dans le monde arabe. Azmi Bishara, 54 ans, fut à deux reprises député de la Knesset (Parlement) israélienne. Son soutien à la résistance du Hezbollah libanais après l'attaque israélienne de 2006 lui a valu des accusations de trahison. En 2007, il s'est établi au Qatar où il enseigne. Il est auteur de plusieurs ouvrages écrits en arabe, en hébreu et en allemand, dont entre autres, L'identité et la fabrication de l'identité dans la société israélienne, Etude critique sur la société civile et Thèses sur une renaissance entravée.