La dernière œuvre de Maïssa Bey ou le récit talentueux d'une douleur inextinguible. Attentifs à ses publications depuis ses débuts, nous avons pu constater comment, d'un roman à l'autre, cette romancière algérienne, fort attachante, confirme son talent de conteuse, sa parfaite maîtrise des mots et de la manière de les agencer, sa conduite jusqu'au bout des intrigues mettant des personnages algériens face à eux-mêmes. Elle écrit avec cœur et une remarquable générosité. Dans Puisque mon cœur est mort qui vient d'être publié*, la romancière explore avec une intensité forte et une connaissance particulière les méandres de la douleur des mères qui viennent de perdre un fils, une fille, un être cher. L'écriture de ce roman retient l'attention car elle est précise, ciselée, la romancière utilisant un registre lexical au ton juste, sans excès d'adjectifs ou de superlatifs, sans surenchère de mots. La manière dont chaque personnage s'exprime correspond à son milieu social et à sa personnalité. Les métaphores sont assez expressives pour permettre de visualiser avec justesse des scènes qui décrivent des situations dramatiques ou mettent en avant la banalité de la vie quotidienne, dont on oublie souvent la valeur et l'importance dans la construction des petits bonheurs. Malgré quelques rares formules surfaites, Maïssa Bey nous entraîne dans l'introspection et la psychologie de cette mère professeur d'université qui exprime l'absence horrible et inacceptable de son fils unique qui vient d'être assassiné par des terroristes islamistes. Le roman débute sur la douleur du deuil et sur l'hypocrisie sociale qui s'efforce tout de même d'aider à gérer des événements tragiques bouleversants et perturbants pour ceux qui restent. La gestion de la mort et les protocoles qui accompagnent les familles au moment des funérailles, aux plans religieux et social, sont vus sous l'angle de celui qui souffre, ce qui change totalement la perception de ces moments douloureux. Dans ce sens, le récit nous parle, car chacun de nous a expérimenté à un moment ce genre de situation traumatisante. Maïssa Bey passe en revue l'hypocrisie des expressions toutes faites que chacun doit prononcer dans ces circonstances. La fille endeuillée devient par la force de l'histoire la mère éplorée qui perd ce fils, si cher, si innocent, si présent dans sa vie qu'elle lui a complètement donnée puisqu'elle ne s'est jamais remariée après son divorce d'un mari violent. L'injustice et l'impuissance devant l'histoire de cette Algérie meurtrie sont décrites avec une force étonnante. Le lecteur s'engouffre dans une «autofiction», où la tragédie est transcrite à travers une longue lettre adressée au défunt. Au-delà du contexte politique et de l'intrigue menée avec dextérité, la mère veut maintenir un dialogue avec son fils, Nadir, égorgé dans un coin de rue à la nuit tombante. Maïssa Bey tient en haleine son lecteur avec ses réminiscences, ses souvenirs, ses chagrins, son désespoir. Elle lui rappelle les joies du quotidien et la banalité des faits habituels qui faisaient le bonheur de leur vie. Une mère courageuse a élevé son fils toute seule. Quand l'être cher vient à disparaître, on regrette alors ces instants de vie partagés qui deviennent si précieux. Le récit nous fait découvrir la force des souvenirs. La scène de la dernière soirée revient comme un boomerang et comme un leitmotiv vers cette mère ravagée qui tente de disséquer ces instants comme des séquences d'un film qu'elle nomme ainsi d'ailleurs. Soudain, les gestes, les expressions, les postures qui faisaient partie du quotidien et qui seraient passés inaperçus prennent tout leur sens après l'événement fatidique : un coup de fil dont elle ignore la provenance, l'air contrarié de Nadir avant de sortir… A ce moment-là, elle n'a pas voulu poser de questions, de peur de paraître une mère envahissante. Mais voilà, ce film qui se déroule dans sa mémoire, la culpabilise. Elle s'en veut car elle aurait dû demander ce qui n'allait pas, elle aurait pu communiquer avec lui, lui suggérer de ne pas sortir. Sa culpabilité la ronge. La culpabilité de Hakim, le meilleur ami de son fils, le ronge aussi. La culpabilité d'Assia, qui aurait pu être sa belle-fille, est grande aussi. La problématique de ce roman se situe peut-être à ce niveau. Qui devrait se sentir coupable ? La famille et les amis de la victime ou l'assassin ? Finalement, ce n'est pas celui qui a tué son fils qui ne dort pas la nuit. Bien au contraire, il vit sous le soleil de la réconciliation nationale et du pardon dont les assassins islamistes bénéficient en narguant ceux qui ont souffert. Cela, la mère de Nadir le rejette de tout son être, car son fils unique, futur médecin, ne reviendra pas, ne marchera plus sous le soleil, ne lui dira plus : «Je sors, à ce soir, yemma.» Tout cela alors que son assassin a été amnistié et vit non loin de chez elle. C'est là où se situe la tragédie de ce roman perturbant qui souligne les méfaits d'une idéologie d'intolérance et de mépris. Maïssa Bey nous donne à lire un roman «post-décennie noire». Romancière courageuse et talentueuse, elle rappelle le malheur et la souffrance de tant de mères algériennes qui ont vu leurs filles assassinées, violées, violentées, leurs fils torturés, disparus, assassinés par une horde qui a tué sans état d'âme des poètes, des journalistes, des policiers et des jeunes qui voulaient tout simplement vivre. C'est le désespoir que Maïssa Bey évoque dans un récit écrit comme une intrigue et dont la fin est plutôt surprenante. Elle raconte une histoire représentative de tant d'autres dans une langue française si algérienne, si ancrée dans le terroir et qui rend bien ce qui la motive : son amour pour une Algérie ouverte sur le monde.
*Maïssa Bey, Puisque mon cœur est mort, Editions L'Aube/Barzakh (La Tour d'Aigues/Alger, 2010).