Bertrand Boullé est le PDG du groupe Mall and Market, une société de conseil française. Il est, en France, le président de la commission nationale des centres commerciaux, comme il est aussi président de la commission de l'actualité réglementaire. Il veille à ce titre à la préparation de textes réglementaires avec le gouvernement français. Son groupe a ouvert récemment une représentation en Algérie. Pour lui, il n'y a pas de doute, les grandes enseignes vont certainement venir en Algérie dans les mois à venir. Comment évolue actuellement le marché de la grande distribution dans le monde et en Europe particulièrement ? Il faut être très méfiant du développement de l'économie de la distribution dans un pays. Il s'agit d'éviter que cette forme de commerce ne se développe au détriment de l'organisation de différentes formes de petits commerces. Un équilibre doit bien compter : organiser et planifier de façon à ce que la population et le maillage économique ne soient pas perturbés durablement. C'est ce qu'on a observé en France et dans d'autres pays. Il y a l'exemple de la Pologne et des pays de l'Europe de l'Est où la distribution à l'initiative des grands groupes alimentaires notamment s'est développée d'une façon trop rapide pour être valablement absorbée sans impact négatif. Quel en est l'impact négatif ? Le premier constat est que le mode de commerce que vous avez en Algérie est un commerce de proximité, familial, et d'entreprises pratiquement indépendantes. Il ne se veut pas de la grande distribution. Il est intégré et localisé. Il correspond à une réalité sociale de contribuer à la dynamique urbaine, c'est-à-dire la vie de quartier et sociale. C'est un élément important. La grande distribution se développe dans la périphérie des villes pour des raisons logistiques, d'espace, de coûts de terrains et de fonctionnement. Trop de commerce en périphérie des villes est de nature à inciter les consommateurs rapidement sous l'effet de la nouveauté et du phénomène évolutif à s'y rendre. Mais il ne faut pas oublier que son portefeuille n'est pas extensible. Il ne dépensera plus dans son quartier comme il le faisait précédemment. Le premier effet sera donc la disparition de certains commerces de quartier qui ne sont pas parallèlement suffisamment accompagnés pour aussi entreprendre une révolution culturelle de leur façon de travailler. Le service dans une forme de commerce organisée implique la prestation, le prix, le produit mais aussi un certain niveau de compétence. Les avantages avec le commerçant de quartier, c'est qu'il est près du consommateur, il est ouvert H24 et il connaît le client personnellement. Mais il ne sait pas se battre sur les prix ni chercher de nouveaux produits. Il est de ce point de vue passif alors que le grand distributeur possède un réseau logistique. Il faut tout un travail d'accompagnement à l'intention du petit commerçant. Aujourd'hui ça commence à se faire dans certaines villes, mais après vingt ans d'erreur. Quel est l'état des lieux du marché de la grande distribution dans le monde ? Il est arrivé à un niveau de saturation. Ce marché est tout de même contrôlé en Europe qui a une législation qui le freine et le canalise. Ce qui n'est pas le cas de beaucoup de pays dont les Etats-Unis et en Amérique du Nord. Il y a des pays où il y a une seule réglementation : c'est le droit de l'urbanisme. Comme en Espagne, l'Italie, Benelux, la Pologne et la France où l'on assiste d'une part au développement de l'urbanisme mais aussi d'un contrôle qui est dû à la réglementation économique. En France, on ne peut pas ouvrir un commerce d'une certaine taille sans avoir l'accord préalable d'une commission. Il y a une loi qui a limité le développement de ce commerce de grande surface. Il faut remarquer tout de même que la France a fabriqué dans le métier de commerçant de grandes réussites mondiales : Carrefour, Auchan, Casino, la FNAC, le Roimerlin, Cartorama et d'autres marques spécialisées. La distribution est véritablement une industrie qui collabore à un développement durable dans différents domaines d'activités. Pensez-vous que le moment est venu pour que la grande distribution s'installe en Algérie ? Oui. Vous avez une économie dont les indicateurs sont au vert. Le premier critère pour l'implantation d'un commerce c'est le marché potentiel. Une région où il y a une population et où il n'y a pas de commerce déclenche immédiatement l'intérêt d'une enseigne d'un distributeur ou d'un commerçant. L'Algérie aujourd'hui, ce sont 33 millions d'habitants avec une particularité d'une forte concentration dans certaines villes. Ce n'est pas une clientèle diffuse, atomisée. On est véritablement dans une conjonction d'économies favorables au développement d'une organisation intelligente du commerce. Si jusqu'à présent, rien n'a été fait, c'est parce que de l'extérieur, on a l'impression que c'est difficile de rentrer. Je suis persuadé que dans une année, on viendra en Algérie. Je crois que ça sera plus facile du point de vue administratif. Le climat de sécurité s'est nettement amélioré. On est dans une spirale où dans deux ans tout ça sera levé. On voit qu'il y a des marques qui se développent et qui s'installent par le biais de franchises. Les distributeurs ne restent pas insensibles au devenir de votre marché. La concurrence n'est pas rude. Les revenus des ménages, même si ils ne sont pas comme ceux de certains pays émergents, ne sont pas nuls. Ils évoluent selon une certaine sécurité de consommation. Le succès rencontré par les commerçants locaux du type Blanky a ouvert le chemin pour le développement de ce commerce. Avez-vous des indicateurs sur le marché de la distribution en France ? La grande distribution représente 70% du commerce en France. C'est prépondérant. Seuls 30% sont aux mains du commerce indépendant. C'est un marché de plusieurs milliards d'euros. Est-ce qu'il y a des “marques” qui vous ont sollicité pour les accompagner en Algérie ? Il y a des réflexions qui sont en cours. Certaines enseignes, quand elles ont su que nous avons ouvert un bureau à Alger, ont fait savoir que ça les intéressaient et veulent en parler avec nous. Je suis sûr que dans les mois qui viennent nous aurons des marques d'intérêts réelles. Il faut faire en sorte à ce qu'on parle de l'Algérie le plus possible pour susciter l'intérêt à l'investissement. Je sais que les enseignes européennes qui viendront en Algérie auront un premier défaut qui consiste à dupliquer ce qui se fait ailleurs. Ils ont une expérience française et européenne et ils vont probablement faire la même chose en Algérie. Il faut donc leur dire, vous pouvez le faire mais dans un tel contexte... Quels sont les moyens d'intervention de l'Etat pour empêcher que les grandes enseignes ne “bouffent” les petits commerces ? Il y a deux façons d'intervenir. D'abord, on ne donne pas l'autorisation d'implanter sans que l'urbanisme ne soit pris en compte. Les règles de l'urbanisme et la responsabilité laissées aux maires dans la délivrance des permis de construire doivent être encadrées. Si l'Etat veut se donner les moyens, il doit s'entourer d'expertise et peut-être de disposer d'un outil juridique qui lui permette d'avoir un regard sur le développement du commerce. L'arrivée de groupes de la grande distribution va-t-elle amplifier une concurrence entre la production locale et celle qui vient du marché extérieur ? Si demain de grandes enseignes viennent s'installer en Algérie, elles ne pourront pas faire abstraction de deux conditions. Premièrement, faire appel à la main-d'œuvre locale. Deuxièmement, utiliser les produits locaux, car elles ne pourront pas tout importer. Il y aura des retombées positives induites par ces magasins. Le distributeur demande un espace pour distribuer des produits dans un environnement de consommation de masse. Quel sont les différents ancrages juridiques possibles pour l'installation de groupes de grande distribution ? Le rêve des grands groupes est de s'installer seuls sans associés. Lorsque Carrefour a été en Chine en 1995, le gouvernement lui a imposé de travailler avec des entreprises chinoises en partenariat. Entre temps, cette obligation a été levée. L'Etat algérien pourrait par exemple demander à ce que les enseignes étrangères qui souhaitent s'installer en Algérie acceptent que des entreprises algériennes en détiennent un certain pourcentage. Quel est votre plan de travail en Algérie ? Nous allons d'abord créer une banque de données pour les enseignes qui s'intéressent au marché algérien et qui nous sollicitent pour des expertises et des études de faisabilité. Nous sommes en train de la constituer sur le monde du commerce de détail. Notre deuxième mission est d'accueillir ces entreprises pour leur permettre de se développer en partenariat avec des partenaires algériens. Nous allons essayer de faire valoir notre compétence en matière de planification de commerce et d'expertise, soit en proposant nos services à des promoteurs locaux. On pourra aussi proposer aux pouvoirs publics de les accompagner dans leur réflexion en matière de commerce.