Quatre ans après la parution de son tout premier ouvrage La Tête de l'orphelin, le journaliste et ancien directeur du quotidien Le Soir d'Algérie revient avec un nouveau roman intitulé Caméléon, publié chez Casbah Editions. -Le titre de votre roman est un bestiaire, ne donnant pas le «change»… En ce qui concerne le titre, le recours à ce que vous appelez le bestiaire est tout à fait normal. Le caméléon étant l'animal, ou si vous voulez la bête, qui illustre le mieux le personnage de l'opportuniste. J'ai été tenté d'employer le terme «girouette», mais j'ai considéré qu'il n'était pas assez fort pour qualifier ce personnage précisément. La girouette tourne peut-être autour du pot, le caméléon, lui, change au gré de son environnement du moment. C'est le cas de Bouguerra qui vire de bord selon les conjonctures. -Un livre se déclinant en pièce théâtrale et s'articulant en dix-huit scènes… L'articulation de l'ouvrage en 18 scènes comme dans une pièce théâtralevest purement fortuit. Il s'agit d'un récit linéaire qui se déroule un peu chronologiquement. Cette façon de construire la trame du récit s'inspire, comme vous le soulignez, de l'intrigue théâtrale. J'ai en effet écrit une pièce de théâtre dans ma prime jeunesse, de même que j'ai eu une activité théâtrale durant une assez longue période et, forcément, ça laisse des traces. D'ailleurs, on le remarque à travers les dialogues dont le livre est truffé. -Un récit autobiographique. Un témoignage... Non, il ne s'agit pas d'une autobiographie ni même d'un témoignage, mais d'une fiction basée sur une multitude de faits vécus sans qu'ils soient pour autant autobiographiques. -Le personnage de Bouguerra est le caméléon dans cette «cour des miracles»… Le caméléon Bouguerra n'évolue pas dans une «cour des miracles», mais dans la société algérienne avec toutes ses composantes et ses variantes. Il y a de tout dans cette société : des êtres comme vous et moi, des personnages atypiques, mais aussi et surtout des hommes politiques froids et résolus, et prêts à tout pour arriver à leurs fins. C'est le thème central de l'ouvrage. -Le Caméléon est un réquisitoire contre l'opportunisme, le népotisme, la fossilisation politique, l'islamisme, l'intolérance et la folie meurtrière… Vous avez raison. C'est un réquisitoire contre les travers que vous évoquez, à savoir l'opportunisme, le népotisme, la fossilisation politique, l'islamisme et ses succédanés que sont l'intolérance et la folie meurtrière. Ce sont malheureusement autant de maux sociaux qui rongent notre société, et si ces choses existent, ce n'est pas à cause de la «main de l'étranger», comme on a tendance à le dire un peu trop souvent. Non, le mal est en nous et nous seuls. Voyez les caméléons de tout acabit, les tartuffes, les faux dévots et les escrocs qui grenouillent - pour rester dans le bestaire - dans les appareils politiques. Je suis effaré devant la facilité avec laquelle ils tournent la veste. Vous avez vu comme moi ces cohortes de militants «intègres et dévoués» du FLN, parti prestigieux s'il en fut, quitter le navire avec armes et bagages pour rejoindre les islamistes pour certains, le RND pour d'autres. Vous savez, je suis peut-être un vieux sentimental égaré en croyant naïvement à une pratique propre, si l'on peut dire, de la politique. Comme beaucoup, j'ai dû déchanter. Fort heureusement, je n'ai jamais été attiré par la pratique politicienne, et je m'en réjouis ! -Une transposition entre réalité et fiction et une narration chronologie de la tragédie de la décennie noire… Oui. Comme je l'ai déjà évoqué, il s'agit bien d'une transposition entre la réalité et la fiction et d'une narration chronologique, mais seulement de la décennie noire. Certains de mes amis qui ont lu le livre m'ont fait le reproche de m'être étalé sur une trop longue période qui a commencé avant l'indépendance. ça, c'est un peu mon défaut de fabrication. On ne peut pas se défaire de plus de quatre décennies de pratique journalistique. -Et puis, cette emphase sur une jeunesse perdue, votre regret. Et ces actes manqués... C'est plus de la passion que de l'emphase, et je vais vous dire pourquoi. Les gens de ma génération, à cheval sur deux périodes cruciales de la vie de notre pays, ont vécu pleinement leur adolescence et leur jeunesse malgré la guerre et le colonialisme. De plus, ils avaient un idéal fabuleux : la libération du pays. Quoi de plus fabuleux en effet ? Ce n'est plus le cas par les temps qui courent. Voyez le phénomène «harraga». Toutes ces ribambelles de jeunes qui risquent leur vie sur des esquifs de fortune, des coquilles de noix ne le font pas essentiellement pour avoir du travail. Du travail, ils peuvent en avoir ici en étant tenaces et résolus. Ce qu'ils vont chercher dans les rivages inhospitaliers, c'est de vivre au sens intégral du terme. Vivre comme tous les jeunes de leur âge en France, en Italie ou en Espagne. Vivre ce n'est pas être un «tube digestif», c'est-à-dire travailler, manger et dormir, mais également avoir des loisirs, sortir avec son copain ou sa copine, aller danser, s'amuser, comme le font tous les jeunes du monde. Vivre enfin, c'est avoir une existence normale et des perspectives d'avenir. Certains disent de moi que je suis pessimiste. C'est faux. Je suis jaloux de ceux qui étaient comme nous dans le noir total et qui ont fini par accéder à la clarté. Je pense notamment aux «pays de l'Est» européen. Pourquoi n'aurions-nous pas le droit, nous aussi, de vivre comme des êtres humains du XXIe siècle ?