Comment, à partir de Fès, le penseur maghrébin s'invita dans une polémique soufie née à Grenade. Abou Zeid Abd ur-Rahman Bin Mohamad Bin Khaldoun al-Hadrami, alias Ibn Khaldûn, juriste, philosophe, historien, homme politique et diplomate a vu sa renommée actuelle établie par deux ouvrages, la Muqaddima et le Kitab al I'bar. Mais le reste de son œuvre demeure méconnu. Tel est le cas de Shifâ al-sâ'il li-tahdhîb Al-masâ-il (La réponse satisfaisante à celui qui cherche à élucider les questions), une de ses œuvres de jeunesse, écrite avant son départ pour l'actuelle Algérie où il rédigea la Muqaddima. Ce texte, au contenu religieux, revêt une dimension temporelle puisqu'il est lié à l'actualité de Grenade des années 1372-1374 et doit sa composition à des événements particuliers. A l'origine de ce traité, une controverse entre les membres de la communauté des Murîdîn de Grenade sur la question du Shaykh, le maître spirituel. La question était la suivante : pour s'engager dans la voie mystique, est-il nécessaire d'être sous la conduite d'un shaykh ou peut-on s'autodiriger en s'appuyant sur des ouvrages spécialisés ? Cette polémique se transforme vite en dispute et s'amplifie. Certains usent de la violence. D'autres cherchent des soutiens et consultent des savants. Mais en vain. Pour tenter de répondre à cette problématique nouvelle, le juriste Abû Ishaq Ibrâhîm Shatîbî (m.790/1388) intervient. Dans un premier temps, il consigne dans un mémoire la controverse et les arguments des uns et des autres. Puis, il sollicite une fatwâ, soit une consultation juridique, auprès de deux savants de Fès : Abû l-'Abbâs Ahmad Ibn Qâsim (m. 778/1376), jurisconsulte et ascète, et Abû 'Abd Allâh Muhammad (m. 792/1390), érudit en fiqh. Bien que non sollicité, Ibn Khaldûn s'empare de la controverse et propose une fatwâ qui ne se limite pas à répondre à la question du Shaykh. Son traité, écrit entre novembre 1372 et septembre 1374, lors de son séjour à Fès, propose une réflexion plus large sur la nature et l'évolution du soufisme. L'ouvrage est structuré en cinq parties. Dans la première, Ibn Khaldûn propose une définition étymologique du terme Sufi. On apprend ainsi que ce mot ne vient ni de souf (laine) ni de suffa (banc) ni de safâ (pureté). Puis, sur la base de données juridiques, philosophiques et historiques, il s'attache à expliquer le tasawwuf qu'il définit comme «l'observance vigilante (ri'âya) du comportement bienséant vis-à-vis de Dieu, dans des œuvres intérieures et extérieures, par l'exacte fidélité à Ses ordonnances, en mettant en premier plan l'intérêt pour les actes des cœurs, dont on surveille étroitement les mouvements cachés, dans l'ardent désir d'obtenir par là le salut». Ibn Khaldûn adopte le point de vue d'un juriste et il se lance dans une division des obligations divines. Il en distingue deux types : le fiqh de l'extérieur qu'il définit comme «les œuvres des membres qui concernent les qualifications juridiques et renvoient aux actions des membres». Selon Ibn Khaldûn, le faqih, c'est-à-dire le juriste ou jurisconsulte (muftî) détiennent ce type de science. La seconde œuvre, le fiqh de l'intérieur, qui fait référence aux qualifications des actions des cœurs est désigné sous le vocable tassawwuf. Les soufis attachent une grande importance à de type d'œuvre connu en tant que fiqh al-wara (science de la vie dernière). Dans la seconde partie, l'auteur analyse la démarche mystique qu'il définit comme un combat spirituel (mujâhada). Le premier combat est celui de la piété (taqwâ), obligation personnelle qui s'impose à tous les croyants. Elle vise la recherche du salut pour éviter le châtiment éternel et ce, en respectant les lois divines. Le second combat renvoie à la rectitude (istiqâma), où le croyant se doit d'adopter les prescriptions du Coran et celles pratiquées par le Prophète. Ce combat est recommandé à la communauté mais il n'est d'obligation personnelle que pour le Prophète. Le troisième combat qui vise le «retrait du voile» (kashf al hijâb) renvoie à la recherche de la connaissance des choses divines et ainsi «la saisie surnaturelle du monde spirituel et du Royaume des cieux et de la terre». Dans la troisième partie, Ibn Khaldûn expose sa réflexion sur la situation et l'évolution du tassawwuf. La quatrième partie porte sur la question du Shaykh, objet de la controverse. Ainsi, selon Ibn Khaldûn, le recours au Shaykh se fait selon les trois niveaux de tassawwuf ou combats, analysés dans la seconde partie. Dans le «combat de la piété» (apprentissage des préceptes et décrets de Dieu), le croyant n'est pas tenu de recourir au Shaykh, étant donné qu'à ce niveau, il s'agit d'une obligation personnelle. Concernant le «combat de la rectitude» (adoption des préceptes du Coran et des enseignements du Prophète), le croyant a besoin «dans une certaine mesure» d'un maître-enseignant juriste (faqîh). Reconnaissant les risques de cette entreprise, Ibn Khaldûn recommande l'aide d'un maître-enseignant. Dans le troisième combat (retrait du voile ou connaissance directe du monde spirituel), la présence d'un enseignant-éducateur désigné sous le nom de Shaykh, connaisseur expérimenté en capacité de discerner le bénéfique du nuisible, est nécessaire. Autrement dit, Ibn Khaldûn soutient l'idée selon laquelle l'initiation et la conduite de l'aspirant mystique dans son cheminement spirituel est de la compétence du faqîh. Mais ce dernier cède cette fonction spécifique au Shaykh qui est «en quelque sorte, le faqîh compétent dans le fiqh des cœurs», car il a le «don du discernement» et il a vécu cette expérience spirituelle qui vise à «l'effacement du moi humain au bénéfice du moi divin». La nécessité d'un guide, lors du processus du retrait du voile, place Ibn Khaldûn du côté des partisans du guide spirituel, tout en prenant la liberté de structurer et d'enrichir leur thèse. Il distingue deux types de maîtres : le maître-enseignant, qui transmet les sciences consignées dans les livres, et le maître-éducateur qui accompagne l'aspirant mystique lors du processus de la levée du voile. Dans la cinquième partie, conformément au souhait de Shatîbi, Ibn Khaldûn présente la controverse des Soufis qu'il divise en dix questions et commente les arguments des uns et des autres. D'une manière générale, l'intervention de Ibn Khaldûn dans cette controverse lui a permis de livrer une réflexion qui dépasse l'objet de la dispute des Soufis de Grenade. En effet, en s'immisçant dans ce débat, il s'est livré à une analyse détaillée et exhaustive du tassawwuf qu'il ramène au fîqh, lui conférant ainsi un caractère essentiellement juridique. Cette orientation trouve son explication dans le contexte et le lieu d'où Ibn Khaldûn a réfléchi à la question du tassawwuf. Ce traité antérieur à la Muqaddima mérite d'être lu car il nous familiarise avec la pensée d'Ibn Khaldûn et nous informe sur les courants de pensée religieux et les conflits relatifs à l'Islam d'Occident qui existaient alors au Maghreb et en Andalus. Ce traité est un voyage dans un autre temps et en d'autres lieux. Il nous fait découvrir la pensée d'un génie qu'il nous faut apprécier à sa juste valeur. * Ibn Khaldûn, la Voie et la Loi, traduit de l'arabe, présenté et annoté par René Perez, Ed. Actes Sud, Coll. Babel, 2e édition, nov. 2010, 300 p. (1re éd. Actes Sud, 1991).