Je profite de ce papier pour rendre hommage, non seulement à notre défunt nationaliste Ferhat Abbas qui nous a laissé un livre comme testament, mais aussi à toutes les personnes qui ont préféré laisser leur vie, souvent dans des conditions abominables, afin que nous vivions libres et heureux. Aujourd'hui, puisqu'il s'agit d'un livre qui contient un rêve d'une personnalité historique dont le nom, comme celui des autres d'ailleurs, s'est familiarisé et gravé depuis longtemps dans les esprits nationaux et internationaux, il serait désagréable de notre part de ne pas profiter de cette occasion pour avoir l'honneur de le lire, afin de produire un modeste commentaire après avoir creusé et fouiné dans le sens des mots qu'il contient. Effectivement, Demain, se lèvera le jour(1), un livre écrit par Ferhat Abbas quelques années avant sa mort, est destiné à toutes et tous les Algériens. Le livre en question contient un projet politique basé essentiellement sur la légalité. Il représente, donc, un rêve que Ferhat Abbas voulait partager de son vivant avec les Algérien(ne)s. Demain, se lèvera le jour, un titre... Un rêve… que Ferhat Abbas a réalisé dans son livre et a souhaité le voir se concrétiser… un jour… dans la réalité, afin que la joie déborde des visages et envahisse en fin de compte les pupilles. De ce fait, un livre… un rêve… nous fait penser qu'il fut un temps l'Algérie avait eu des hommes politiques qui, malgré leurs différences, ont pensé à construire un Etat de droit, afin que nous, Algérien(ne)s, puissions combattre ensemble toutes les formes de l'injustice. Pour dire l'essentiel, le martyr Ferhat Abbas nous a légué un testament inestimable. «Un livre» qui nous pousse aujourd'hui et nous oblige, malgré nous, à nous aimer. Aimons-nous pour qu'on puisse construire un lien fort, et avoir une confiance mutuelle semblable à celle de nos martyrs. Cet amour sera le leitmotiv qui nous rassemble pour bâtir un avenir à nos enfants et arrière-petits-enfants. Il faut dire que ce monsieur était unique parce qu'il a éprouvé pour nous, gracieusement, un sentiment affectif. Mis à part le travail, il n'attendait rien de nous. Il voulait simplement nous voir vivre heureux. Ce monsieur était notre premier Président. N'était-il pas un ange ? Devons-nous pleurer sa disparition aujourd'hui ? Non, chérissons-le d'abord et pensons à lui comme il l'a fait pour nous de son vivant. Que son nom soit gravé à tout jamais dans nos mémoires, et travaillons ensemble pour qu'on puisse le sacraliser dans celles de nos enfants et arrière-petits-enfants. En effet, le contenu du livre montre que Ferhat Abbas avait plus vécu pour l'Algérie que pour sa famille et ses proches. Il savait pertinemment que l'intérêt de sa famille était fondamentalement lié à celui des Algérien(nes). Il était convaincu que sa famille ne pouvait se distinguer préalablement par quoi que ce soit aux autres. Elle n'a point le droit d'utiliser l'héritage de son histoire familiale à des fins personnelles, ou celui de ses enfants pour se placer au dessus des autres. Il avait compris qu'en le faisant, la famille ne peut pas trouver sérénité, quiétude et grandeur. Il savait certainement que l'histoire rebondira un jour pour cracher les mensonges, c'est pourquoi il a écrit Les hommes passent, la vérité historique demeure.(2) Par conséquent, ce comportement loyal vis-à-vis des Algérien(nes) ne peut avoir un sens que chez des hommes d'Etat qui ont gagné les cœurs et ont suscité chez les personnes le souci de commémorer et de glorifier leur honnêteté et leur bravoure à chaque fois que leurs noms étaient cités. Ces hommes d'Etat loyaux deviennent, cependant, des légendes, et les enfants de la patrie retiendront à jamais leurs valeurs et leur vaillance. Ils seront racontés dans des histoires et seront définis comme étant des emblèmes de la nation. De ce fait, Ferhat Abbas a bien gagné le combat. Effectivement, le fait d'être partisan de la l'égalité et de la justice sociale nous suffira et adoucira notre douleur et notre marasme. La «Légalité», un concept politique lourd, chargé de sens et d'histoire a bien été utilisé par notre défunt martyr comme titre principal de son premier journal en 1948. Ferhat Abbas était un Algérien musulman et humaniste. Il a aimé les Algérien(nes) parce qu'il avait senti qu'il faisait partie d'eux. Ce grand monsieur, que Dieu lui réserve une grande place au Paradis avec les personnes qu'il aime, a accompli un acte prophétique parce que, évidemment, Il n'y a que les prophètes et les grands hommes qui ont laissé un livre… un rêve… à leur peuple et à leur nation…! Bâtir une Algérie républicaine et égalitaire, bâtir une nouvelle croyance politique qui se place au-dessus de toutes les croyances qui pouvaient et peuvent exister encore, pour pouvoir construire un discours serein et moderne sur l'Algérie, afin de l'asseoir, en fin de compte, parmi les grandes nations, au sommet, comme une belle reine qui s'élève au-dessus des autres. Ferhat Abbas voulait que l'Algérie soit comme une belle femme bien protégée par ses enfants qui la chatouillent pour qu'elle puisse garder le sourire éternellement. Le contenu du livre est saisissant, c'est bien ce que souhaitait Ferhat Abbas. Il désirait porter l'Algérie au sommet. Il souhaitait rassembler les Algérien(nes) autour d'un projet politique pour construire la société. Les différences naturelles et culturelles ne sont pas un obstacle, au contraire ce sont elles qui font la force de l'Algérie. Une Algérie pour tous les Algérien(nes) était son rêve et son but. Il a passé toute sa vie pour voir, enfin, une Algérie forte et prospère. Nous, nous ne faisons que relater ce que contient le testament ! En effet, ce sont bien ces grandes idées politiques qui ont torturé et tourmenté la vie du défunt Président de notre gouvernement provisoire (GPRA) d'avant 1962. Il a passé toute sa vie à combattre les idées mélancoliques et obscures des Etats tyrans, que ce soit dans le temps du colonialisme ou dans celui d'après-l'indépendance politique. Il était contre le développement du culte du zaîm et le pouvoir personnel qui avantagent volontairement les affaires personnelles aux affaires publiques. B. Stora et Z. Daoued nous ont bien décrit ses attitudes et son engagement politique. Ils ont écrit : «Il opère sans cesse par le jeu de proximité et de distance avec la France, par éloignement et parenté. Il est si proche… et si loin des Français… Les principes et les batailles de Ferhat Abbas étaient essentiellement pour la légalité citoyenne… Il a démontré aux siens (Algériens) comme aux Français ce que l'on voulait absolument ignorer jusque-là : il existe des possibilités de compromis, voire d'alliance entre République et Islam, et séparation des principes de 1789 amenés par la colonisation des actes de colonisateur lui-même… Une démarche du communautarisme religieux a heurté les mœurs, la conscience morale de ceux pour qui l'Islam est synonyme, essentiellement, de patrie».(3) Toutefois, le combat de Ferhat Abbas et son militantisme ont montré aux Français de la métropole et, spécialement, les nobles, comme le Baron d'Alexis de Tocqueville, que l'Algérie des indigènes peut produire des hommes civilisés et compétents à condition de les mettre dans un système politique égalitaire. Il s'est mis face aux colons, tête à tête, pour montrer à ces exploiteurs véreux et suceurs de sang des (khemas) que le temps n'est plus le leur, et ne peuvent, désormais, décider seuls pour l'avenir politique de l'Algérie. Il a montré aux ennemis, aux adversaires et aux amis qu'il était un grand homme politique et un humble humaniste par le simple fait qu'il souhaitait construire une Algérie avec toutes les composantes qui existaient sur son territoire, y compris les Européens. Ils étaient pour lui une réalité sociale qui fait partie de l'Algérie. Sa pensée était de trouver les moyens pour vivre ensemble dans un espace public commun. Il réclamait la réforme des droits civils et politiques et un statut social pour les musulmans, similaire à celui des Européens vivant en Algérie. Il ne s'intéressait guère aux liens familiaux ni aux appartenances régionales ou religieuses. Il était, tout simplement, un homme politique remarquablement moderne. Sa philosophie de la vie n'était pas différente de celle des philosophes des Lumières. Il était contre la violence, contre la guerre. Il ne voulait pas entraîner les autochtones dans une guerre archère et meurtrière. Il militait grâce aux idées reçues de l'école. Il se projetait dans des débats politiques contre le monde occidental. Il utilisait leurs armes, à savoir les idées politiques, produit de la révolution française, pour se défendre. Il militait pour les droits de l'homme et le droit des égalités et des libertés. En revanche, le durcissement de certains dirigeants français comme le maréchal Pétain et le gouvernement de Vichy par exemple, ainsi que l'orgueil du groupe militaro-politique qui s'est constitué autour de François Mitterrand nous ont non seulement fait perdre ces repères et ces jalons, mais, pis encore, nous ont entraînés dans une guerre qui nous a fait perdre et les hommes et les idées politico-sociales reçues et appropriées comme moyen pour détruire complètement la vieille société, et construire, par la suite, une Algérie nouvelle. Par ailleurs, bien que les factions du mouvement national ne fussent pas tout à fait d'accord sur la manière de procéder pour avoir la liberté, Ferhat Abbas fut la première personne qui a réussi à les rassembler autour d'un manifeste entraînant, par la suite, l'organisation du premier congrès musulman. Ce dernier visait la suppression des lois et institutions d'exception, le rattachement pur et simple de l'Algérie à la France, le collège électoral unique et la représentation des musulmans au Parlement. Toutefois, la citoyenneté française devait être cumulée avec le maintien du statut personnel musulman, le culte musulman devait être géré librement avec le produit des biens «habous».(4) Néanmoins, ces factions militaient pratiquement toutes pour la même cause et avec les mêmes armes. A. Djeghloul a écrit à leur sujet : «D'une manière, certes différenciée, les intellectuels posent leurs candidatures à un partage de pouvoir, à occuper en tout cas une position d'intermédiaire entre la société algérienne et l'Etat colonial dont ils critiquent, certes, les excès, mais qu'ils ne remettent pas en cause dans son essence. Cela est vrai, des intellectuels francisés qui ne cesseront, jusqu'à la fin des années trente, de réclamer le droit à entrer dans la cité française. Cela est aussi vrai des Ouléma. Dans l'éditorial du numéro 1 d'El Muntaqid, daté du 2 juillet 1925, Ben Badis déclarait : ‘‘Le peuple algérien est un peuple faible et insuffisamment évolué. Il éprouve la nécessité vitale d'être sous l'aile protectrice d'une nation forte, juste et civilisée qui lui permette de progresser dans la voie de la civilisation et du développement. De telles qualités, il les trouve en la France, à laquelle il se sent attaché par les liens d'intérêt et d'amitié. Notre action consiste à favoriser la compréhension entre les peuples algérien et français ; à expliquer au gouvernement les aspirations du peuple algérien ; à plaider pour les droits de celui-ci, en toute sincérité et franchise''».(5)
(Suite demain)
Notes de renvoi : 1- Ferhat Abbas, 2010, Demain se lèvera le jour. Ouvrage inédit, publié à titre posthume, préfacé par Leïla Benameur Benmansour, Alger-Livres Editions. 2- Ferhat Abbas, 2010, Ibid, p.91. 3- Benjamin Stora, Zakya. Daoued, 1995. Ferhat Abbas, Une autre Algérie, Casbah Algérie. 4- Charles Robert Agéron, 1974, Histoire de l'Algérie contemporaine, PUF, Paris, pp.89, 90. 5- Abdelkader Djeghloul, 1988. Ouvrage collectif, Lettrés, intellectuels et militants en Algérie : 1880-1950. OPU, Alger, p, 15, 16.