C'est en 1938, rendant alors hommage à l'homme d'Etat turc, Mustapha Kemal (1881-1938) qui venait de décéder, que Ferhat Abbas aborde cette question de la femme. Pour l'homme politique algérien, parler de la Turquie moderne c'est dire tout de suite que 17 femmes en 1938 sont à la grande assemblée nationale turque. Ce qui était extraordinaire pour l'époque, lorsque l'on sait que les Occidentaux sont encore, en 2006, confrontés à la question de la parité hommes femmes aux fonctions politiques. En 1938, Ferhat Abbas est au summum de sa popularité. Il est aimé, respecté, sa valeur est reconnue, sa réputation désormais faite, considéré déjà par une bonne partie des siens comme celui qui guidera l'Algérie vers son destin. C'est la raison pour laquelle l'homme n'a pas droit à l'erreur. Il est guetté par ses ennemis qui n'attendent qu'un faux pas pour ternir son image auprès du peuple. Parler de l'émancipation de la femme en Algérie en 1938, c'est se livrer pieds et poings liés aux gémonies, tant la majorité du peuple ne voyait cette dernière nulle part ailleurs que dans le rôle d'épouse et de mère. Pourtant, il ne s'agissait pour l'heure que de lui ouvrir les portes de l'école. A quoi servirait de réclamer à la France des écoles pour les petites Algériennes, l'instruction dans les deux langues, l'arabe et le français, si les parents refuseraient que leurs filles s'instruisent ? Mais Ferhat Abbas n'est pas de ceux qui se dérobent. Ses convictions sont inébranlables : la femme algérienne est partie prenante dans l'avenir de son pays. Le décès de Mustapha Kemal lui donne l'occasion de parler de ce qui lui tient à cœur et il va la saisir. Rendant hommage à l'homme d'Etat turc, Ferhat Abbas écrit dans L'Entente (1935-1942) organe de presse de la Fédération des élus du Constantinois où il était le rédacteur en chef d'envergure : « En émancipant et en libérant la femme, la Turquie lui a rendu sa dignité de mère et d'épouse. Hier encore, réduite à son rôle de poupée de sérail, cette femme est aujourd'hui dans l'armée, sur les champs d'aviation, dans la police, dans les hôpitaux, partout où sa douceur native et sa délicatesse, son courage, son endurance au travail peuvent servir la patrie et la race ». Il est clair que Ferhat Abbas, en parlant de la femme turque, faisait allusion à l'Algérienne de demain. Mais si Ferhat Abbas a eu le courage de soulever cette question, il savait cette dernière prématurée. Parler de l'Algérienne ? Oui, mais l'urgence de l'heure c'était de mettre fin au plus vite à ces images épouvantables de femmes et de mères errant dans les rues en haillons, l'enfant accroché au sein, à la recherche d'une nourriture introuvable, comme il les décrit lui-même. Lorsque des femmes et des hommes sont confrontés à des problèmes de survie et leur dignité sans cesse mise à mal, comment leur parler de la femme contribuant aux côtés de l'homme au développement de son pays ? Parler de ce que sera dans la société algérienne la femme de demain relevait en 1938 de la gageure. Ferhat Abbas était ligoté par son peuple vivant dans la pauvreté et l'ignorance. Mais en 1939, il revient sur cette question épineuse. On pouvait penser que là aussi ce n'était guère le moment avec la Seconde Guerre mondiale, son cortège de morts et de misère. Mais l'homme sait que les moments, il faut les saisir et qu'on ne peut pas toujours les choisir. « L'Algérie est toujours moribonde », dit-il, sous-entendant qu'elle risquerait de le rester encore longtemps. Alors, autant parler de la femme maintenant ! « L'évolution de la femme algérienne est un problème social, tôt ou tard il s'imposera à nous », dit-il. L'homme va au « feu » au risque d'être mal compris par ses compatriotes, au risque d'être vilipendé. Mais il a un soutien solide, celui de l'ami de la première heure, le collaborateur de toujours, le docteur Bendjelloul, président de la Fédération des élus du Constantinois et directeur politique de L'Entente. Une amitié renforcée plus que jamais en ces années 1938-1939 face aux défis de l'heure, ceux de la question politique, bien sûr, au sommet de sa gravité. Autant dire que les paroles de Ferhat Abbas au sujet de la jeune fille algérienne sont aussi celles du docteur Bendjelloul, car les deux hommes ont toujours parlé de la même voix. Ferhat Abbas va donc au « feu », armé de ses seules convictions qu'il ne reniera jamais, que ce soit celle de la question politique ou celle de la femme. Il décide d'expliciter sa pensée à travers un long article intitulé « Si vous êtes un ami suivez-moi ! » (L'Entente n° 128 du 22 juin 1939). Ferhat Abbas insistera sur l'égalité de l'instruction pour la fille et le garçon en rappelant aux membres de sa communauté qu' « un grand musulman de la première heure, le Khalif Omar, disait au temps de sa gloire : « Instruisez vos enfants, garçons et filles, car ils sont nés pour une époque qui n'est pas votre époque. » pour ce qui est de la sagesse, ajoute Ferhat Abbas, que chaque individu doit être avec sa génération. Ferhat Abbas rappellera alors et surtout insistera sur le fait que « instruire et éduquer les filles est une condition absolue de notre libération politique, économique et sociale. Voilà la vérité majeure que tout monde comprend, que tout le monde doit comprendre ». Il parlera ensuite de la situation inconfortable qui est la sienne et celle de ceux qui combattent avec lui pour le même idéal : « Que sommes-nous, dit-il, sinon des hommes de bonne volonté qui essayent de mener une double lutte. D'une part, lutter contre les préjugés de l'Européen et du régime colonial, qui veulent nous maintenir en dehors des hommes libres et respectables et lutter contre les préjugés des nôtres, d'autre part... ». Il poursuit : « Eduquer un peuple est une chose complexe. Faire le bonheur des gens, souvent malgré eux, les conduire par la main, nous qui sommes en contact avec les faits réels n'est pas toujours une sinécure. Ce n'est pas facile de greffer sur un monde ruiné, usé, vieilli, vaincu, corrompu par des siècles de servitude un monde neuf, jeune, digne, ayant confiance en lui-même et abordant la vie avec courage et confiance. Nous ne prêcherons jamais assez. » Ferhat Abbas rend ensuite hommage à ses prédécesseurs, parlant des membres du mouvement Jeune Algérien qui ont été, dit-il, « les apôtres du progrès des hommes qui ont abandonné les vieux sentiers pour marcher avec des idées nouvelles, qui ont accepté même l'impopularité, que notre pays s'est enrichi d'établissements scolaires pour fillettes musulmanes. » Leur rendant hommage, Ferhat Abbas poursuit : « Ce sont ces éclaireurs qui ont fait naître ces écoles que le public réclame aujourd'hui de tous côtés. L'instruction de nos filles est à l'ordre du jour. Désormais, il n'y aura jamais assez d'instituteurs et d'institutrices. Les germes éternels de vie et de vérité ont fini par prendre racine ». En clairvoyant, le voilà qui s'interroge : « L'Algérie reviendra-t-elle en arrière ? » et il répond : « Je ne le crois pas. » Mais en abordant cette question de la scolarité des petites filles, femmes de demain, Ferhat Abbas pouvait-il ne pas se laisser déborder par sa propre douleur, celle de ne pas avoir eu une fille ? En homme sensible, il ne le pouvait pas. Il dit que si Dieu enrichissait son foyer d'une fille (il avait alors 40 ans) il l'élèverait avec l'instruction, l'éducation et la morale. « Ferai-je son bonheur ou son malheur ? Je ne sais. » Mais là où Ferhat Abbas n'a aucun doute c'est que « cette éducation est devenue, dit-il, une nécessité sociale » (Pour plus d'informations sur la période, voir du même auteur « Ferhat Abbas journaliste à L'Entente (1935-1942). Une plume exceptionnelle combative. » El Watan du 19 février 2006)