Les erreurs et les machinations judiciaires ont toujours nourri la littérature. - Quand vous êtes sorti de l'Ecole Nationale d'Administration, diplôme en poche, comment envisagiez-vous votre carrière ? Avant d'en sortir, j'y suis entré et c'était avec une haute idée de cette école et de son rôle dans la construction du pays, idée que je continue à caresser. Mais je n'avais pas l'ambition de devenir un être à part. Avant d'être diplômé de l'ENA, je fréquentais beaucoup les milieux des artisans et des ouvriers et j'avais toujours eu de l'admiration, du respect et de la fascination pour leur amour de la perfection, le souci du détail et de l'ensemble, l'idée du travail bien fait. C'est sans doute pour cette raison qu'une fois mon diplôme obtenu, je n'avais pas une vision de «carriériste», mais simplement, ce qui n'est pas si simple au fond, cette obsession du travail bien fait. - Se trouver du jour au lendemain emprisonné et accusé de malversations vous a-t-il mené à récuser votre idéal de jeune énarque ? Non, à aucun moment. Que des autorités aient choisi, pour nous emprisonner, le dossier le mieux géré, celui qui constitue sans conteste notre fierté, la mienne et celle de l'équipe qui a travaillé avec moi, nous donnait l'impression de vivre un cauchemar. A l'évidence, nous étions les victimes d'une guerre menée par des Algériens contre l'Algérie. Souvenez-vous de cette terrible période : un ministre de la République qui sillonnait le pays pour fermer, devant les caméras de télévision, les usines et les unités de production du pays et mettre les travailleurs à la porte, des intégristes brûlant des usines, des procureurs de la République emprisonnant des cadres gestionnaires, les islamistes les égorger… - A quel moment précis avez-vous commencé à écrire sur votre «affaire» ? En prison ou à votre libération ? Teniez-vous un journal ? J'ai été arrêté le 22 avril 1992, et malgré ma grande révolte, je croyais bien naïvement qu'à son retour de week-end, le juge allait lire son dossier, se rendre compte de la situation et nous libérer. Comme cela n'a pas été le cas, j'ai entamé la rédaction d'une lettre au président Boudiaf. Puis, j'ai décidé d'entamer à partir du 1er mai une grève de la faim, simplement pour qu'on m'explique la raison de mon inculpation, car je l'ignorais. Finalement, cette lettre au président Boudiaf a été le premier acte d'écriture de Rien qu'une empreinte digitale, son ébauche ou son amorce si l'on peut dire. De là, le texte initial s'est enrichi, agrandi, développé jusqu'à ce que je lui donne la forme qu'il a aujourd'hui.
- Ecrire dans ces moments difficiles répondait à quel besoin ? Vous écriviez pour vous, pour vos avocats, pour qui en fait ? Il y avait sans doute dans cette démarche d'écriture plusieurs motifs à la fois. Dans cette situation, on pense à son épouse et ses enfants, à ses amis et parents, avec le désir de leur décrire la réalité des faits, car je ne doutais pas de leurs convictions à mon sujet. On pense aux autres aussi, ceux que l'on ne connaît pas. On pense à soi aussi, car écrire, c'est s'affirmer. Mais je peux dire que le besoin de témoigner dominait. Sans doute aussi le besoin d'échapper à la folie en essayant de décrire ce qui se passait, de poser des questions, de chercher des réponses, de trouver une logique à ce qui me paraissait à la fois irréel et terriblement réel. En un mot, de voir plus clair ! - Vous avez mis longtemps à écrire votre livre. Ce temps était-il celui d'un recul nécessaire ? Le récit de ces événements a été écrit durant les cinq mois et vingt jours de détention. Mais la justice n'a pas cessé de nous poursuivre après notre libération. Le harcèlement judiciaire a duré seize longues années. Ces seize années ont constitué pour moi le travail de réécriture de ce qui est devenu aujourd'hui Rien qu'une empreinte digitale. - Sur la couverture du livre, il n'est pas fait mention du genre. Comment le qualifiez-vous ? Récit, roman autobiographique…? J'ai voulu que Rien qu'une empreinte digitale soit d'abord un roman sur l'absurde plus que sur mon cas précis. A la différence du Procès de Kafka et de L'Etranger de Camus, (attention, sans vouloir me comparer à ces géants de la littérature !), les faits relatés dans ce livre sont réels et le «héros» de ce roman survit aux événements. Kafka ne pouvait imaginer situation plus absurde et Camus a eu beau assister à des procès et en faire des reportages, il n'a pas rencontré un tribunal plus absurde que celui que nous avons connu. Un tribunal pire que ceux de l'Inquisition, de plus un tribunal surréaliste, où c'est l'accusé qui réclame les aveux et le juge qui garde le secret. Camus n'a pas vécu dans sa chair cette sanction plus terrible que la prison : l'isolement, cette torture qui ne laisse pas de trace et qui vous pousse à la mort ou à la folie… - Avez-vous pris des libertés avec la réalité de ce que vous avez vécu pour les besoins de l'écriture ou toute autre raison ? L'intérêt de Rien qu'une empreinte digitale réside aussi dans le fait qu'à aucun moment je n'ai ressenti le besoin de modifier un détail, à part sans doute le prénom d'un prisonnier. - En écrivant, aviez-vous en tête un modèle en tête, un livre, un auteur ? Non, mais j'étais conscient de tenir une histoire unique dans son genre, une de ces histoires sans doute parmi les plus absurdes au monde où la raison s'égare au point de disparaître souvent complètement. Une histoire qui s'est passée dans mon pays et dont j'ai eu la chance d'être le témoin, je peux dire principal. - D'ailleurs, quels sont vos goûts littéraires ? Je suis tenté de vous répondre : même sous la torture, je ne vous les dévoilerai pas. Vous savez que pour un fonctionnaire, il est très mal vu d'avoir des goûts littéraires ? Demandez à Hamid Nacer Khodja, poète et auteur de nombreux ouvrages ce qu'il en coûte. Pourtant, dans notre histoire ancienne et celle des autres aussi, prenez le cas d'Ibn Khaldoun, les administrateurs étaient souvent des gens de lettres, des écrivains, etc. - Même si vous tenez à les dissimuler, dites-nous si vos goûts littéraires ont changé depuis que vous avez vécu cette expérience d'écriture ? Sans doute pas mes goûts, mais ma perception de la poésie par exemple, et de certaines valeurs qui l'accompagnent. La beauté, la liberté, l'amitié, l'amour, la solidarité n'ont plus le même sens ou, disons, la même intensité qu'auparavant. Elles ont pris pour moi une dimension bien plus élevée et vivante, vécue au quotidien même. - De plus en plus de personnes de votre génération et de la précédente écrivent des témoignages, des récits sur l'histoire ou leurs histoires… Comment expliquez-vous cet engouement ? Très certainement le besoin de communiquer. J'ai lu plusieurs livres ou textes de ce type et, effectivement, il y a un engouement, un désir de dire et de se dire. Tous les textes ne représentent pas le même intérêt, sans doute, mais j'estime que dans certains cas c'est voler notre histoire, commettre un crime que de pas témoigner. Je pense au témoignage et au courage de Mohamed Garne qui continue à vivre la guerre de Libération nationale, je pense à ceux qui ont écrit en faisant les grandes révolutions. - Malgré ce qui vous est arrivé, vous êtes toujours au service de l'Etat. Voyez-vous cela comme une mission, un sacerdoce, sinon un idéal ? Pas du tout. Après ce qui m'est arrivé comme vous le dites, je suis resté cinq années sans pouvoir mettre les pieds dans un bureau, dans une administration. Quand je m'en approchais, je tremblais de tout mon corps. Le traumatisme s'était installé. La reprise a été une épreuve de ce qu'il y a de plus pénible, mais disons, pour simplifier, que c'est mon métier, et c'est ce que je sais faire de mieux et cela m'a aidé à surmonter. - Aujourd'hui, après avoir publié ce livre, pensez-vous à vous consacrer à l'écriture ? Si oui, serait-ce toujours sur le mode autobiographique ? La plupart des lecteurs qui ont lu Rien qu'une empreinte digitale et que j'ai pu rencontrer m'ont demandé de continuer à écrire. Peut-être bien, mais ça ne sera certainement pas sous le mode de l'autobiographie. Ce sont des circonstances précises qui m'ont amené à écrire sur ce qui m'est arrivé et avec cette façon d'écrire. - Pour cette interview, que devrait-on, selon vous, écrire à côté de votre nom ? Auteur ? Ecrivain ? Témoin ? Auteur de Rien qu'une empreinte digitale. Plus tard, nous verrons… (rires).