Une œuvre intense que la récente actualité d'Alexandrie vient dramatiquement rejoindre. Robert Solé, écrivain d'origine égyptienne, revient sur les traces de son enfance, de son adolescence et de son histoire familiale. «Nous avons quitté l'Egypte comme des voleurs. Sans au revoir ni merci, sans même avertir les amis (…). Ce n'était en principe que pour un court séjour au Liban», raconte Charles, le narrateur de Une Soirée au Caire, cinquième roman de R. Solé. C'était en juin 1963. Depuis, ce départ forcé et provisoire a pris l'allure d'un exil pour la famille proche et élargie de Charles. Ce dernier a migré en France, pays qui «avait admirablement colonisé (les) esprits et (les) cœurs» de cette famille syro-libanaise d'Egypte. La scène se situe principalement au Caire, dans la maison familiale que le grand-père maternel, George Bey Batrakani, le roi du tarbouche, avait achetée à Garden City, aux abords du Nil. Ce roman à l'écriture tendre, triste et d'une grande intensité émotionnelle, qui échappe pourtant à la mélancolie et à la nostalgie, met en scène l'histoire familiale et nationale de Charles. A la fois narrateur témoin et personnage principal, son point de vue revêt une dimension essentiellement interne et intime. Charles et les membres de sa famille vivent désormais sur des terres d'accueil devenues, par la force des choses, des foyers de vie. Il a été investi d'une mission, ô combien délicate, auprès de la belle et attachante Dina, veuve de son défunt oncle. C'est essentiellement pour cette raison qu'il revient au Caire. Mais avant de révéler la nature de cette mission, l'auteur nous invite à nous promener dans le Caire à travers deux temporalités. La première renvoie au temps précédant la migration dans une Egypte magnifiée et idéalisée que Charles se représente comme une «oasis» voire un paradis perdu. Cette temporalité est restituée par le truchement de la mémoire de Charles qui a recours à des analepses au cours desquelles il donne libre cours à ses souvenirs d'enfance, et par le biais du journal intime hérité de son oncle maternel. Et, au fur et à mesure de l'avancement de l'intrigue, le narrateur découvre ce passé qu'il nous transmet à son tour comme s'il voulait figer le temps et ressusciter l'Egypte de son enfance, celle de ses parents sur trois générations. Cette Egypte, terre d'accueil, terre natale que presque tous les membres de la famille ont quittée «de leur propre gré, sur la pointe de pieds, sans tarbouche ni trompette», révèle Charles, très attaché à la vieille Egypte. La seconde temporalité concerne le temps présent. Grâce à sa posture d'observateur de la vie égyptienne et à ses discussions avec des personnages majeurs et mineurs vivant au Caire, Charles nous immerge dans la dimension contemporaine de la vie égyptienne. Il ne se reconnaît plus dans «ce Caire grouillant et déglingué (…) ces ruelles sans trottoirs, parsemées de tas de détritus... Ce vacarme, cette cohue, ces relents d'essence et de friture...». Il revient sur sa terre natale avec le sentiment de n'être «ni vraiment d'ici, ni tout à fait de là-bas». En Egypte, il est considéré comme «un demi-Egyptien» voire un «khawaga» ou encore un égyptianisé. En dépit de son amour pour son pays et de son attachement à la terre où il est né, il est triste, mélancolique, nostalgique lorsqu'il se remémore le passé et le sort que l'histoire a réservé à sa famille, ces catholiques du Moyen-Orient, Melkites de rite byzantin, protégés par la France ; ces «Chawam» qu'on appelait les «Syriens», devenus dans les années 1920 des «Syro-Libanais» d'Egypte. C'est ainsi que le narrateur parle de la difficulté d'être Egyptien et de la peur qui noue son ventre à chaque retour sur le sol natal : «peur d'entrer en Egypte, peur de ne pouvoir en sortir. Peur de minoritaire en pays musulman», confie Charles, qui passe en revue l'histoire familiale, l'apport des Syro-libanais à l'Egypte. Tous les Syro-Libanais ne sont cependant pas partis. Quelques-uns ont fait le choix de rester. Dina fait partie de ce groupe minoritaire qui a continué à vivre dans ce pays où ses ancêtres ont élu domicile. «Les vrais exilés, ce n'est pas eux. C'est nous qui sommes restés», confie Dina à Charles lors d'une discussion. Charles doit annoncer à la gardienne des lieux qu'elle doit la quitter car les membres de la famille qui vivent à l'étranger ont décidé de la vendre. Lors d'une soirée organisée par Dina dans la maison symbole, Charles fait la connaissance de plusieurs personnes, dont Amira, jeune Egyptienne copte enseignant l'histoire à l'université. «Le passé est passé», lui lance-t-elle en pleine figure. Cette phrase sonne comme une révélation pour Charles qui prend alors conscience qu'il a idéalisé le passé et que «l'Egypte éternelle» n'existe pas. «Nous ne vivions pas au paradis», avoue-t-il au moment où il passe en revue des événements familiaux tragiques. Le passé est passé. Une autre histoire s'écrit aujourd'hui, monologue Charles, à l'aube, à quelques heures de son rendez-vous avec Amira. Ce roman du deuil d'un passé représenté comme un paradis perdu renseigne sur l'histoire politique, religieuse et sociale de l'Egypte, du Caire, des quartiers où réside la bourgeoisie... Il permet également de comprendre l'histoire, le statut social et économique de la minorité catholique des Shawam en Egypte, leur apport au développement du pays ainsi que leurs liens et rapports à la France qui avait adopté à leur égard une attitude protectrice. Ce roman qui raconte l'histoire d'un exilé dont le destin vient faire écho à celui de milliers d'exilés contraints de quitter leur terre natale pour s'enraciner sur d'autres terres devenues par les forces de choses des foyers. Par ailleurs, ce roman incite à prendre conscience de la nécessité de faire passer le passé afin de vivre sereinement le présent. Robert Solé, «Une soirée au Caire», Editions du Seuil, 2010, 210 p.